Accueil » 6/2021

6/2021

LOUANGE DES OMBRES

°°°


[…] Toutes les ombres connues sont en quelques sorte colorées, jamais noires ou presque noires. Elles sont à l’évidence de nature lumineuse. […] Il est un fait que les ombres sont des couleurs tout aussi évidentes que des fragments de lumière. John Ruskin (1819-1900) écrivain, poète, peintre et critique d’art britannique.

OMBREs > MESURE DU TEMPS

Avant tout, l’ombre permet de mesurer le temps et avoir des points de repère dans la journée. Les moines et les voyageurs ont apporté de Chine le gnomonle plus ancien instrument d’astronomie formé d’une tige verticale projetant l’ombre du soleil ou de la lune sur un écran horizontal et permettant ainsi de mesurer leur hauteur au-dessus de l’horizon. Grâce aux ombres mesurées par celui-ci, les savants ont observé le retour des solstices.

 

OMBREs & ARCHITECTURE TRADITIONNELLE
L’architecture des maisons traditionnelles extérieur/intérieur est mise en valeur par les jeux d’ombres et de lumière. L’esthétique lumineuse du Japon ancien, fondée sur la patine ou l’obscure, s’oppose aux valeurs occidentales du flambant neuf et de l’éclairage artificiel.

 

–EXTÉRIEUR

  • Architecture

La maison traditionnelle japonaise nihon kenchiku est réputée pour sa simplicité et sa sobriété. Les murs blancs contrastent avec le toit noir qui à son tour contraste avec le ciel.

Les jeux d’ombres et de lumière constituent un élément marquant et subtil à la fois de l’architecture nippone. D’une part, les toits en saillie projettent de grandes ombres mais, d’autres part, leurs tuiles vernissées leur permettent de réfléchir à la lumière. Grâce à cet artifice artistique souligné par la nature environnante, on obtient une impression d’apesanteur ; la dureté des formes en est brisée. Au crépuscule et de nuit, des lanternes de papier de riz illuminent les puissantes murailles, créant un contraste supplémentaire et une impression de mouvement. Ryokan, Editions Könemann

  • Jardin

Le jardin japonais ne peut pas être traité comme une entité indépendante de l’architecture. C’est à lui seul que revient le rôle d’apporter la touche de couleur nécessaire aux bâtisses ; un jardin d’ombres et de lumière, où la verdure et les fleurs jouent avec la clarté du jour… excepté le jardin sec karesansui, jardin zen composé de pierres, de sable, de rochers ou de mousse.

Quel pays de verdures et d’ombre, ce Japon, quel Eden Inattendu ! Japon de Erwin Fieger

Le jour sur les fleurs
décline et sombre déjà
l’ombre des cèdres
Basho

–INTÉRIEUR

L’ombre que j’évoque ici se rapporte à la pénombre, au clair-obscure, au petit jour, à la demi-lumière…

Le livre culte à lire nécessairement lorsqu’on est passionné du Japon, c’est Éloge de l’ombre In.ei rai.san de Jun.ichiro Tanizaki (1886-1965), un grand esthète dont j’ai extrait des passages.

Alex Kerr, écrivain, collectionneur d’art, calligraphe et restaurateur de demeures anciennes japonaises, le cite dans son livre Le Japon perdu :

L’auteur y développe la théorie que l’art traditionnel du Japon est né de l’obscurité dans laquelle vivait sa population. Ainsi, les écrans dorés, qui paraissent clinquants dans un intérieur contemporain, furent conçus pour capter les derniers fragiles rayons de lumière se frayant un chemin dans la pénombre d’une maison japonaise.[…] C’est la pressions constante de cette obscurité qui a poussé les Japonais à créer des villes de néons et de lumières fluorescentes.

Les pièces des maisons traditionnelles sont maintenues pratiquement vides shitsurai.
C’est là que nos ancêtres se sont montrés géniaux : à l’univers d’ombre délimitant un espace rigoureusement vide, ils ont su conférer une qualité esthétique.

Leur décoration répond à une spécificité nippone, à savoir la poétique de l’élégance discrète wabi, de la patine sabi, qui sont des concepts venus de l’esthétique définie par les grands maîtres de cérémonie de thé du XVIe siècle. Vocabulaire de la spatialité japonaise, éditions CNRS.

Les surfaces intérieures sont modulables au moyen de parois coulissantes de différents degrés d’opacités (fusuma, shoji, sudare) qui rendent l’intérieur sensible à la lumière. Dans l’ombre, les couleurs neutres des murs et les matières – le bois, la paille des tatami, le papier de riz des shoji, la laque, la céramique, les objets dorés – génèrent des ambiance feutrées.

La beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire.[…]

Dans l’article du 11.02.2021 MON PREMIER CONTACT AVEC LE JAPON TRADITIONNEL, je vous ai décrit l’intérieur d’une chambre dans un temple bouddhiste shukubo avec un toit débordant au dessus de la terrasse engawa ce qui produit une ombre remplie d’effets esthétiques. De surcroît, les panneaux de papier blancs coulissants shoji une fois fermés, remplissent la pièce d’une lumière tamisée et le jardin est perçu que par l’imaginaire.

Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’en jeu de clair-obscure… En fait nous oublions ce qui nous est visible. Nous tenons pour existant ce qui ne se voit point.

L’ombre et la lumière se confondent, la clarté est estompée ce qui nous fait perdre la notion du temps.

[…] la nuance la plus exquise est la pale lumière du shoji dans le coin destiné à la l’étude ; un bref instant passé à la contempler suffit à me faire oublier le temps qui passe.

fusuma : portes de papier coulissantes servant à diviser l’intérieur ouvert d’une maison pour créer des pièces et couloirs, couvertes de plusieurs épaisseurs de papier solide
shoji : portes coulissantes en papier translucide sur un cadre de bois
sudare : stores de bambou
tatami : natte de sol tressée, sert d’unité de surface intérieure
engawa : un espace intermédiaire, d’un entre-deux autour duquel s’articulent et se superposent un dedans et un dehors.

Dès que le soleil s’incline sur les crêtes, je m’assieds tranquillement dans le soir. Pendant que j’attends la lune, je tiens compagnie aux ombres, puis, ayant allumé la lampe, avec l’ombre de mon ombre, je dispute du bien et du mal. extrait L’Ermitage de l’irréelle demeure, Matsuo Bashô (1644-1694)
OMBREs & ESTAMPES
L’ombre dans la peinture est employée pour élaborer le volume, modeler les sujets, créer du relief, animer le motif, rendre compte des effets de la lumière.

A l’époque Edo (1603-1868) surgit un mouvement artistiques comprenant la peinture populaire et les estampes gravées sur bois, dénommé ukiyo-e image du monde flottant

Dans les estampes, on compare la beauté des femmes à celle des fleurs de cerisiers, aux feuilles d’érables et autres merveilles de la nature. Les peintres qui ont rendu hommage à des beautés célèbres du quartier des plaisirs du Yoshiwara furent Utamaro, Eishi, Kiyonaga, Harunobu, etc…

Suzuki Harunobu (vers 1725-1770) fut le premier et le seul qui a peint l’ombre générée par la lumière solaire, témoignant ainsi de l’indication du temps.

© Domaine public, Suzuki Harunobu, jeune fille inclinant sa tête vers son ombre vers 1760
Les ombres chinoises, ou silhouettes aperçues derrière un écran, ont vu le jour grâce à Isoda Koryusai (1735-1790) qui a marqué son temps en juxtaposant deux espaces dehors/dedans, visible/suggéré créant ainsi un effet cinématographique (image non libre de droit). Par la suites, d’autres artistes ont suivi la tendance :
© Domaine public, Suzuki Harunobu Bijin sur une véranda . Estampe nishiki-e
Nishiki-e, aussi appelé Edo-e du nom de la période, consiste en l’impression d’estampes ukiyo-e utilisant de 5 à 10 couleurs (et autant de blocs d’impression), technique créée en 1765 par Harunobu Suzuki.
© Domaine public, Eizan, Geisha jouant une partie de Pierre-feuille-ciseaux kitsune-ken
Pleine lune sur les tatamis, Ombres des branches de pin Kikaku, série Cent Aspects de la Lune, Tsukioka Yoshitoshi ©Domaine public
Dans l’ombre des arbres
Mon ombre bouge
La lune d’hiver.

Shiki