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9/2021

LA PLUIE AME  LA SAISON DES PLUIES TSUYU

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Que vous inspire la pluie ? Délectation ou détestation ?

Les Japonais sont hypersensibles à l’humeur de la pluie ame qui se met dans tous ses états au gré des saisons – bruines de printemps, typhons dévastateurs, moussons ravageurs – et cela se reflète dans les croyances religieuses et indigènes, la langue, les œuvres écrites, la peinture, l’architecture…

TSUYU_LA SAISON DES PLUIES

Tsuyu “pluie de prunes” désigne la saison des pluies allant de fin mai à la fin juillet selon la région, période qui coïncide avec la récolte des prunes.

J’ai fait l’expérience du plus grand orage shuchu-go depuis 1957, lors de mon 1er voyage à Kyoto au printemps 2012 : terrifiée par les rafales et les tonnerres, j’ai quitté le parc du château Nijo à la vitesse d’un shinkansen. Puis, lors du 4ème voyage, à Tokyo, j’ai subi durant 5 jours des averses diluviennes incessantes accompagnées de chaleur… un supplice !

CROYANCES

D’après l’historien Alain Corbin, l’attention portée aux phénomènes météorologiques, leur lecture, leur appréciation sont liées aux systèmes des croyances.

> Croyances religieuses

  • Shinto

Inévitablement, le shinto a sa divinité de la pluie et de la neige, Okami-no-kami dans le Kojiki° ou Kuraokami dans le Nihon Shoki°°, qui est à la fois un légendaire dragon japonais.

Puis, le frère de la déesse du soleil Amaterasu, dénommé Susanoo, Dieu néfaste de la mer, des tempêtes et des intempéries exilé du ciel sur terre, puis dégradé en divinité des enfers et des revenants.

  • Bouddhisme

Convaincue des relations entre l’homme et les divinités, des cérémonies bouddhiques de confession des fautes et psalmodie de soûtras évitaient aux hommes de subir de longues sécheresses.

Le souverain, de son côté, se devait de changer le nom de l’ère nengô** en fonction des catastrophes, guerres, épidémies, orages ou inondations.

Encore aujourd’hui, certains moines itinérants  Yamabushi, anachorètes de shugendô* qui vivent dans les montagnes, détiennent l’art de faire tomber la pluie.

> Croyances indigènes

  • Les revenants Yurei

Vers la fin du IXe siècle, à la suite des épidémies propagées en raison de l’agrandissement de Heian Kyo (actuelle Kyoto), le bouddhisme se rallia aux croyances indigènes relatives à l’existence d’un lien entre le monde des morts et les catastrophes naturelles. On attribuait les inondations et les épidémies aux êtres maléfiques, les revenants yureiyuu signifiant « sombre » et rei « âme ou esprit » – que l’on chassait avec des rites d’exorcismes.

Souvent représentés par le dieu Susanoo lié aux tempêtes et aux intempéries, il s’agit des défunts qui ont subi une mort brutale, un destin tragique, des morts sans descendance, oubliés des vivants ou dans un état de passion et de folie qui empêche la compréhension du caractère illusoire du monde.

L’existence des revenants demeure une conviction contemporaine, omniprésents dans les films, la littérature, le manga…

  • Superstition

Une superstition pour conjurer la pluie : il suffit d’accrocher à la fenêtre ou à l’avant-toit la veille d’un départ,  une poupée artisanale fabriquée avec du papier ou du tissu blanc tout en chantant une comptine traditionnelle en guise de prière Teru teru bozu

Teru-teru-bōzu, teru bōzu
Ashita tenki ni shite o-kure […]
Sore de mo kumotte naitetara
Sonata no kubi wo chon to kiru zo

Teru-teru-bozu, teru bozu
Fais que demain soit une journée ensoleillée […]
Car s’il fait nuageux et que tu pleures
Je devrai te couper la tête

ENRICHISSEMENT Du langage

La sensibilité des Japonais face à la pluie se reflète dans le langage par la création des onomatopées expressives

shito shito : le son d’une pluie fine
zaza zaza : le son d’une pluie forte

et de mots (environ 71)  pour désigner la pluie !

Telle pluie ne tombe qu’en telle saison, voire à tel moment de la journée, parce qu’elle est inséparable de tout un monde de sensations, d’émotions, d’évocations dont l’enchaînement plus ou moins codifié l’enclave dans un certain paysage. Le sauvage de l’artifice, Augustin Berque

Sans parler des nuages ! Il y a 21 termes traditionnels :

amagumo : nuage chargé de pluie
raiun : nuage orageux
shirakumo : nuage pâle, nuage blanc
hekiun : nuage bleuâtre…

Une calligraphie se trouve à côté de moi, celle d’un abbé zen du temple de Manpuku-ji à Kyoto. Voici son message : La voix des nuages entre dans la nuit et chante. C’est une description parfaite des nuits pluvieuses ici à Kameoka, quand la pluie tapote le toit et que je puis entendre l’impétueux cours d’eau, au bas du jardin. Japon perdu, Alex Kerr

La pluie occupe une place primordiale dans toutes les formes d’arts : littérature, poésie, peinture…

LITTÉRATURE_HAIKU_WAKA_ POESIE VISUELLE
La pluie en ce début d’été tombait plus dur que les années précédentes, pas la moindre tache claire ne trouait le ciel nuageux. Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu

Un jour de pluie, où l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimé. Sei Shônagon, Notes de chevet (19. Choses qui font naître un doux souvenir du passé).

La pluie apparaît dans la littérature japonaise en même temps que le Kojiki (Chronique des choses anciennes, achevé en 712), le plus ancien ouvrage parvenu jusqu’à nous. La première anthologie de poèmes, le Man.yôshû (Recueil des dix mille feuilles, achevé vers 760) distingue déjà harusame (pluie de printemps), yûdachi (pluie d’été), shigure (pluie glacée), murasame (pluie sur le village), kosame (petite pluie) et naga-ame (longue pluie). La pluie et ses nuances constituent également un « mot de saison » (kigo) dans le haiku (poème bref de 17 syllabes). source Komachiya Teruhiko, Nihon daihyakka zensho, Shogakukan, article « pluie ».

Hi no michi ya
moi katabuku
satsuk – ame
Trajectoire du soleil –
Les fleurs de la mauve se penchent
dans le crachin de juin

Matsuo Bashô (1644-1694)

Bushosa ya kaki –
okosareshi  
haru no ame
Paresse –
A mon lever
La pluie printanière

Matsuo Bashô (1644-1694)

Hana no iro wa
Utsuri ni keri na
Itazura ni
Waga mi yo ni furu
Nagame seshi ma ni.

La fleur s’est fadée,
Vaine était sa couleur.
Il pleuvait sans cesse,
Alors que je vieillis
Contemplant ce monde humain.

ONO no Komachi (825-900)

De son côté, la poésie visuelle contemporaine, née au Japon grâce à Kitasono Katsue et Niikuni Seiichi, entretient des liens avec l’image car elle donne à voir la pluie sur base des signes d’écriture. C’est Kitasono Katsue qui a composé l’un des premiers poèmes visuels japonais contemporains en 1958.

Ici, l’idéogramme choisi par Niikuni Seiichi évoque, grâce à un « déchaînement scriptural », le bruit qu’elle fait en tombant.雨 rain” by seiichi niikuni (1966)

雨 rain”  Seiichi Niikuni (1966)

PEINTURE

[…] plaisir du regard. La pluie colore les éléments de la nature. Elle leur confère une beauté inattendue, dont l’individu se délecte. Histoire buissonnière de la pluie, Alain Corbin

Le spectacle visuel qu’offre la pluie fait l’objet d’interprétations picturales. La célèbre estampe de Hiroshige, où la pluie se trouve représentée à l’aide de traits obliques qui barrent l’ensemble du paysage, a fortement inspiré Van Gogh.

© Ohashi Atake no Yudachi, Hiroshig
© Pont sous la pluie (d’après Hiroshige), Vincent van Gogh, 1887
ARCHITECTURE

Les toits saillants d’une maison traditionnelle, protège l’intérieur des précipitations. Grâce à son architecture, la pluie devient un « tableau de saison » … typiquement japonais.

Ma saison préférée arrive plus tard vers la fin mai ou début juin, quand commence la saison des pluies. les grenouilles des rivières environnantes se mettent à coasser et mes ami de Tokyo lorsqu’ils appellent sont stupéfaits de pouvoir les entendre même au téléphone. Telles des pierres d’émeraudes, les grenouilles sautillent en tout sens, décorent feuilles et pierres de gué. Puis les lotus fleurissent et la pluie lourde tambourine agréablement sur le toit de ma chambre. Dormir à la saison des pluies est toujours un plaisir. Japon perdu, Alex Kerr

Pluie de printemps –
Toute chose
Embellit

Chiyo-Ni (1703-1775)


Kokiji (711) et Nihon shoki (720)  : les écritures majeures du shintô, chroniques en forme de généalogie qui enregistrent les générations tant divines qu’humaines qui se sont succédées depuis l’Age des Dieux et la création du monde.

shugendô : tradition spirituelle lié à l’ascétisme en montagne dont le but est le développement d’expériences de pouvoirs spirituels gen par la pratique dō vertueuse de l’ascèse shu. Religion syncrétique incorporant des aspects du taoïsme, du shinto, du bouddhisme ésotérique et du shamanisme japonais traditionnel.

nengo : nom d’ères. Chaque souverain, à son avènement, décrétait urne ère nouvelle et en changeait si les circonstances le demandaient ou si, tout simplement il lui convenait de marquer une scission dans la continuité de son règne. A partir de 1868, il n’y a eu plus qu’une seule ère par souverain et on désigna après leur mort chaque empereur du nom de on ère.