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4/2021

à mes Amies : Miyoko, Keiko, Junko et Naoko

encens  art olfactif

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La première fois que j’ai découvert l’encens j’étais une petite fille mais les effluves poudrées et délicates flottent encore dans mes souvenirs. Depuis lors, je ne peux plus m’en passer !

La Roumanie importait l’encens de « notre camarade » Chinois.
En 2018, à Paris, le Musée Cernuschi lui a consacré une belle exposition  :

 

Parfums de Chine, la culture de l’encens au temps des empereurs
Podcast France Culture, La Fabrique de l’Histoire

Résumer l’art de l’encens au Japon en quelques lignes est impossible, tellement son évolution au long des siècle est riche (culte, rituels, traditions, symboles, jeux…)

Au Japon, l’apprentissage de tout art et une Voie : c’est-à-dire une sagesse inscrite dans une humble pratique. Les arts traditionnels, sous l’emprise du bouddhisme et plus précisément du zen, se sont toujours refusés à l’explication, car les mots semblent les priver de leur force et de leur mystère. Le geste est d’abord une expérience. Et sous sa lente répétition dans l’espace et le temps, les objets de la cérémonie deviennent les figurent apparentes d’un souffle harmonieux et serein. La voie de l’encens Louise Boudonnat et Harumi Kushizaki Editions Picquier

D’après Chantal Jaquet dans son livre Philosophie du Kôdô, il y a trois sortes d’utilisation de l’encens :
Sonaeko, encens offert à Bouddha. Le kanji renvoie à l’idée d’offrande. Kûkô, l’encens d’accueil et d’hospitalité. Le kanji renvoie à l’idée de vide. Gankô, l’encens utilisé par plaisir.

  • L’encens culte bouddhiste

Dans mon blog 6ème voyage, je parle de l’île Awajishima connue pour ses forêts d’arbres odorants destinés à la production de l’encens.

On raconte qu’en 595, des pêcheurs d’Awaji ont brûlé un morceau d’un bois sombre rejeté par la mer. Il a dégagé une senteur si éblouissante qu’ils ont décidé de l’offrir à la maison impériale. Le prince Shôtoku qui a reçu l’offrande a aussitôt reconnu le bois d’encens, parfum consacré aux cérémonies bouddhiques.

Le bouddhisme est parti d’Inde en prenant la route de la soie pour s’installer d’abord dans le Nord de la Chine, puis en Corée avant d’arriver au Japon au VIe siècle. Il a emporté dans ses valises de l’encens, la nourriture du Bouddha.

© Domaine public

Le prince Shôtoku a répandu la doctrine bouddhiste avec ferveur mais il était pour le syncrétisme* qu’il comparait à un arbre :
shinto / racines, confucianisme / tronc et bouddhisme /fleurs
*fusion de croyance et de pratiques disparates en un système unifié

Au Japon, shintô, confucianisme, bouddhisme et voire même le christianisme, vivent en complète harmonie.

Dans le Kôdô, la salle dédiée aux sermons ou aux réunions dans les temples et monastères bouddhiques, les bâtonnets d’encens utilisés en tant que lien avec les divinités et fumées purificatrices mesurent 30 cm. Par contre, pour la méditation zazen ils ont + 70 cm et se consument au bout de 8h.

A la maison, la plupart des Japonais ont un autel funéraire butsudan avec l’effigie d’un bouddha et les tablettes funéraires où reposent les noms posthumes des ancêtres et chaque matin, depuis des siècles, ils brûlent l’encens pour rester en contact avec les défunts.

  • L’encens rite

Au XIVe et XVe siècle, se développe l’importation des bois aromatiques provenant de Chine. Des jeux avec des fragrances de bois aromatiques voient le jour :

– takimonoawase qui compare les qualités des mélanges odorants et le savoir-faire de leurs auteurs
– koawase ou meiko-awase lorsqu’on utilise des meiko bois célèbres dotés d’un nom, concours complexe de fragrances et d’hommes qui s’ordonnent et se distinguent sous la haute autorité d’un maître

Il s’agit non seulement de juger des qualités et défauts des encens présentés, mais également de l’adéquation des appellations qu’on leur attribue en fonction de leur couleur, de leur forme, de leur provenance, ainsi que des références poétiques et littéraires auxquelles ils renvoient. Dictionnaire de la civilisation japonaise Editions Hazan

Grand seigneur, Sasaki Doyo aimait les poésies, les cerisiers en fleurs, mais plus farouchement encore les bois odorants. Il possédait une collection de 177 sortes d’encens prestigieux ou meiko. Il passait pour avoir un nez infaillible et pouvait donner le nom poétique de chacun des bois rares qu’il respirait : Nuages légers, Fleurs du Vieux Prunier, Brume sur le Fugi…La voie de l’encens Louise Boudonnat et Harumi Kushizaki Editions Picquier

Mais l’art d’apprécier les senteurs d’encens et de savoir distinguer leur provenance a été codifié par le poète Sanjonishi Sanetaka puis son disciple Shino Munenobu.

Deux écoles existent encore de nos jours qui se différencient par les règles, la gestuelle, le matériel, le mode d’emploi, dénomination des ustensiles,…et enfin, la manière de consigner les résultats sur la feuille de relevé kokiroku :

– Oie (Oie-Ryû) descendants de Sanjonishi Sanetaka utilise kai « l’écriture d’herbe » fluide avec des fines ondulations
– Shino (Shino-Ryû) descendants de Shino Munenobu emploie la calligraphie zen shodo

Le 8ème shôgun Ashikaga Yoshimasa (règne 1443-1473) a également joué un grand rôle dans le développement du rite de l’encens. Grand protecteur des beaux-arts (dont le théâtre ), des jardins paysagers et de la cérémonie du thé chanoyu), il a érigé le Ginkakuji Le Pavillon d’Argent en 1482, à l’époque villa dénommée Higashiyama-dono, le « Palais des montagnes de l’Est » où il se retira après avoir abdiqué. Après sa mort, il a été transformé en temple par Jishôji, l’école bouddhique zen Rinzai. Pour plus de détails, je vous invite à lire mon blog 1er voyage

Le fait de brûler de l’encens développe un odorat raffiné : on lui attribue également le mérite d’affiner l’esprit à l’instar de la cérémonie du thé chanoyou ou de l’arrangement floral, ikebana, réputés pour favoriser l’équilibre spirituel et physique. Ryokan Editions Könemann

Les jeux raffinés ont donné naissance à la voie de l’encens Kôdô.
La cérémonie est très élaborée et porte différents noms :

– itchûgiki ou kanshoko si on utilise une seule essence de bois
– kumikô « la combinaison des encens ». La forme la plus ancienne est juthukô « les dix écoutes » car dans la voie de l’encens sentir se dit écouter !

C’est durant la période Edo (1603-1868) qu’on a créé plus de mille formes de jeux inspirés de la littérature classique et de la poésie de l’époque d’or de Heian (794-1185).

© Domaine public

Le Parfum de Shirakawa : inspiré par un waka écrit par Nô-in Hôshi moine bouddhiste lors de son voyage
Le Parfum des Trois Paysages : Matsushima, Amanohashidate (2ème voyage 2013) et Itukushima.
Le Parfum des Étoiles Réunies : la légende du Bouvier et de la Tisserande qui se rencontrent chaque année le soir du 7 juillet.
Le Parfum de Genji : Genjikô, créé en 1716, un canevas composé de 54 chapitres du Dit de Genji de Murasaki Shikibu
Les règles du jeu sont strictes. Déjà, la température du feu dans le brûle-parfum doit être bien réglée afin d’obtenir la meilleure fragrance et les participants ne doivent exhaler aucune odeur…

 

  • L’encens plaisir

Un moine chinois Ganjin a divulgué en 754 le secret de fabrication des parfums à brûler. Ainsi, prend vie le nerikô (petites boules parfumées constituées d’un mélange de poudre de bois aromatiques, épices, plantes odorantes, musc, chair de prune, miel, charbon) et la compétition takimono-awase le gagnant étant celui qui présente un mélange de haute qualité.

Dès l’époque Heian (794-1185), l’âge d’or du faste et du raffinement, le moindre espace ou objet était soumis aux lois du parfum. La sensibilité esthétique avait plus de valeur que la vertu. Le code du beau avait atteint le summum de l’élégance mais aussi de la sophistication.

L’encens était utilisé pour parfumer l’habitation soradaki.
On accrochait aussi des boules de soie parfumées kusudama, à la manière de pots-pourris composé de fleurs et d’herbes pour chasser les mauvais esprits.

 

© Niponica 16

Les soieries étaient parfumées ikô, le Parfum de la Robe était surnommé aussi Parfum du Corps. Les vêtements, les corps et les chevelures étaient embaumés par les fumées d’encens. On utilisait aussi des sachets fragrants de soie nioi-bukuro que femmes et hommes portaient à même la poitrine. Encore aujourd’hui, on offre un nioi-bukuro à une personne en choisissant le parfum qui s’associe le mieux au caractère qu’on lui prête. Ces petits sachets créent de précieux moments esthétiques tandis que l’on se met à l’écoute de leur arôme. On découvre avec eux le sens esthétique unique des Japonais, pour qui le parfum est une forme de communication.Nipponica n°16

Les dames à la cours consommaient aussi des pastilles aux vertus « extraordinaires » :
Trois jours durant, la Dame consomme treize pastilles son haleine devient fleur. Cinq jours se passent, et son corps exhale délicieusement. Au dixième jour, ses manteaux ne sont que suaves effluves. Le vingtième jour, la brise qui la suit est un ample bouquet. Au vingt-cinquième jour, de l’eau tombée de ses mains, la terre s’est changée en parfum. Un mois s’est écoulée l’enfant qu’elle berce contre son sein garde toute la douceur de ses fragrances. La voie de l’encens Louise Boudonnat et Harumi Kushizaki Editions Picquier

Sans oublier, l’art de la séduction dont je parle dans mon blog 1er voyage : les lettres. Parfums et couleurs n’étaient pas choisis au hasard. Un code était à respecter : papier rose perle à la floraison des cerisiers, papier parme durant la floraison des glycines… et à chaque missive on nouait une branche ou une fleur de saison. L’étiquette amoureuse voulait que l’amant, peu après son départ matinal envoie à la dame de ses pensées une lettre et un poème pour confirmer ses sentiments et sa culture littéraire. Le code exigeait que la dame fasse écho avec un poème waka. Un savoir-faire et savoir-vivre d’un raffinement extrême !

Et enfin, le plaisir nous mène forcément à l’époque Edo (1603-1868) et ukiyo « le monde flottant », terme bouddhique qui exprime les souffrances liées à la vie profane, à ne pas confondre donc avec le renversement sémantique ukiyo et ukiyo-e  « image du monde flottant » qui invite au divertissement et à la jouissance.

Vivre uniquement dans l’instant présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable, chanter, boire du saké, ressentir du plaisir rien qu’à ondoyer, ne pas se laisser abattre par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais dériver comme une calebasse sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo. poète Assai Riyôi préface de Contes du monde flottant Ukiyo monogatari

Dans le Japon du XVIIe siècle, le « monde flottant », ou ukiyo, est tout à la fois le monde des divertissements, du théâtre de kabuki et des maisons de thé, des acteurs et des courtisanes, univers « aux marges » d’une société urbaine et prospère. Le monde flottant de l’ukiyô-e, la pérennité de l’éphémère de Danielle Elisseeff

Dans le Monde Flottant, l’encens a deux rôles : arme de séduction et horloge pour mesurer le temps.

Le bois d’encens le plus précieux, de par sa rareté et son prix, se nommait Kyara. Son nom est devenu synonyme de beau, distingué et luxueux (vêtements élégants, femme avec des sentiments nobles, huile de kyara pour les cheveux..)

Les courtisanes et les femmes de joies fixaient leurs tarifs en fonction du nombre de bâtonnets utilisés. Un bâtonnet classique de 15 cm se consomme en 30 mn.

 

  • Les ustensiles de la cérémonie de l’encens :

kôgo : boîte pour la matière odorante
hitori : le brule parfum
kôbasi : les baguettes

Le maître laqueur Koämi Nagashige, attachés au service des shogouns, a fini au bout de 3 ans le nécessaire à encens hatsune le plus somptueux qui existe pour le mariage de Chiyo, la fille de Tokugawa Iemitsu. Il a utilisé la technique nashiji  « fond à peau de poire » qui donne une légère impression de rugosité, en mariant l’or, l’argent, le corail, l’écriture, dessins de pins et rochers, et le mon du shogoun, 3 feuille de mauve (trésor national conservé au Musée Tokugawa à Nagoya).

Le nom de son chef-d’œuvre Premier Chant du Rossignol a été emprunté au titre du 23ème chapitre du Dit de Genji de Murasaki Shikibu

© Tokugawa Art Museum

Mois et années ont passé
à celle qui cueille le premier pin du Nouvel An
aujourd’hui
que se fasse entendre le premier chant du rossignol.

 

 

 

  • Premiers ouvrages d’initiation à l’art du kô

La voie de l’Encens, le jardin de l’orchidée par le poète Kikuoka
La voie de l’Encens, le prunier d’une humble demeure par Maki

Nonchalamment
Je brûle l’encens
Soir de printemps

Naozari ni
Kô taku haru no
Yube kana

Buson (1716 -1783)