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2/2023

LE BRAVE PRUNIER  I  UME

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© Ogata Kôrin Prunier blanc et prunier rouge (paire de paravents, à deux panneaux) couleur et or sur papier XVIIIe Musée MOA ATAMI Japon

Le mois de février célèbre son arbre, le prunier ume. Ses fleurs gracieuses au parfum suave annoncent le printemps pendant que celles de cerisier sommeillent encore.

Les fleurs de prunier sont à l’origine de la tradition o-hanami qui appelle à leur contemplation et les premières à avoir été louées dans les poèmes, les récits et les missives amoureuses. Puis, révérées par les plus grands artistes, elles ont illuminé les arts de leur éclat.

Que n’ai-je un pinceau
Qui puisse peindre les fleurs du prunier
Avec leur parfum !
Satomura Jôha (1525-1602)

Après vous avoir exposé l’origine de o-hanami et la symbolique du prunier, je vous propose un voyage dans le temps : un aller-retour entre l’ère Heian et aujourd’hui.

DIVERSITES

La fleur de prunier, qu’elle soit blanche ou rouge, vit deux fois plus longtemps que celle de cerisier. Dans Notes de chevet Makura no sôshi (chapitre 21. Fleurs des arbres),  Sei Shonagon nous ouvre son cœur :

J’aime la fleur du prunier, qu’elle soit foncée ou claire ; mais la plus jolie, c’est celle du prunier rouge. J’aime aussi un fin rameau fleuri de cerisier, avec ses corolles aux larges pétales, et ses feuilles rouge foncé.

© Sakai Hoitsu (1761-1828) détail paravent « Fleurs et arbre en fleurs« 
ORIGINE ET symbolique

L’observation des fleurs o-hanami a commencé avec le prunier umemi, coutume empruntée à la Chine des Tang à l’ère Nara (710-794). La célébration des fleurs de cerisier, devenues tardivement symboles emblématiques du Japon, s’est répandue à partir de l’époque Edo.

La beauté éphémère des fleurs suggère l’impermanence de l’existence, de la jeunesse qui se fane. Une douce mélancolie ressort de ce poème anonyme :

Les fleurs, elles s’épanouissent : – alors
On les regarde : – alors
Elles se fleurissent : – alors…

© Suzuki Haorunobi Jeune fille admirant un prunier en fleur le soir 1766

Les qualités et la symbolique que l’on confère à la fleur de prunier sont multiples :  patience, optimisme, espoir, force, vitalité, bravoure, loyauté, élégance, noblesse, beauté, qualités morales, discrètes et délicates de la femme, de la mère qui enfante et élève son enfant.

LE PRUNIER A LA COUR DE HEIAN
  • Concours de poésie

La fleur de prunier est un thème récurrent dans le Man’yōshū, le plus ancien recueil de poèmes waka compilé au VIIIe, mais elle est détrônée par celle de cerisier à partir du Xe siècle.

La Cour, lieu d’épanouissement culturel, mène une vie oisive et futile, consacrée aux divertissements : concours de poésie, contemplation des fleurs o-hanami, calligraphie, amours courtois et libres, etc…

Ces aristocrates composent et s’affrontent dans d’exquis et courts poèmes. Le temps s’écoule, immobile, derrière les coursives, les vérandas et les pavillons. La nature est un jardin et ce jardin un paysage. On chante, en style précieux, l’amour, son goût de la lune et des fleurs. Les fleurs sont un spectacle. On va en cortège respirer la frêle exhalaison des pruniers, mais l’or et la soie des manteaux sont saturés des parfums de l’encens. La voie de l’encens Boudonnat Louise et Kushizaki Harumi, Esteban Paris Editions Picquier

© Le dit du Genji – BnF – département des Manuscrits
Le prunier en fleur
attend son maître
dans le jardin
Kikaku (1661-1707)
Les fleurs du prunier parfumées
qui tombent
glissent sur la branche
mais transmettent à la manche
leur fragrance.
Extrait Le Dit de Genji de Murasaki Shikibu
  • Art de la séduction

Les missives amoureuses étaient nouées de manière particulière en fonction du sexe de la personne qui l’envoyait. Le parfum et la couleur du papier n’étaient pas choisis au hasard. Un code était à respecter : papier rose perle à la floraison des cerisiers, papier parme durant la floraison des glycines… et à chaque missive on nouait une branche ou une fleur de saison. L’étiquette amoureuse voulait que l’amant, peu après son départ matinal avant l’aurore, envoie à la dame de ses pensées une lettre et un poème pour confirmer ses sentiments et… sa culture littéraire. La règle exigeait que la dame fasse écho avec un poème waka. Un savoir-faire et savoir-vivre d’un raffinement extrême !

Le message, sous forme de poème, s’accompagnaient d’un végétal pour illustrer la nature et le changement de saison. Les règles d’usage comme pour les costumes et accessoires, étaient d’accorder le texture et la couleur du papier à la saison ou au sentiment exprimé avec la plus grande originalité. Les lettres étaient accrochées ou nouées à une fleur ou à un rameau fleuri. La configuration esthétique du message était aussi importante que celui-ci. Papiers japonais Françoise Paireau

© Murasaki Shikibu, Tosa Mitsuoki (1617-1691)

Les beaux garçons
dessaleurs de prunier et les saules pleureurs
de belles femmes
Bashô (1644-1694)

  • Art de l’encens

Les nobles dépensaient sans compter pour des bois précieux, ingrédients des pastilles d’encens neriko, qu’ils composaient en fonction de leur goût, leur imagination et sur base des recettes traditionnelles. Ils s’en servaient à parfumer les vêtements, les éventails et les lettres.

L’encens Baika a été inspiré par le parfum doux et entêtant de la fleur de prunier.

neriko : pastilles d’encens pétries, fabriquées à partir de poudre d’encens, de miel et de prune, laissées « mûrir » pendant 3 à 5 ans dans un pot.

Dans le Dit de Genji Genji Monogatari de Murasaki Shikibu, on apprend que le prince Kaoru portait un parfum sans pareil :

Un parfum se dégageait de lui dont la suavité n’était pas de ce monde, qu’il répandait étrangement autour de lui à chacun de ses mouvements, et il semblait que la brise qui le portait au loin, devait être perceptible bien au-delà de cent pas. […] encore qu’il se gardât d’en imprégner ses vêtements, les odeurs les plus rares qu’ils conservaient dans leurs coffres de Chine, étaient surpassé par le parfum ineffable qui se dégageait de lui ; sous les arbres en fleurs de son jardin, bien des gens, mouillés par des gouttes de pluie printanière , s’étaient retrouvés pénétrés par le parfum d’un prunier que sa manche avait à peine effleurée […].

Pour en savoir plus, (re)découvrez mon article 4/2021 Encens I Art olfactif

Nerikosource
Les couleurs des fleurs
Sont brouillées sous la neige,
Tellement qu’on ne peut les voir :
Mais leur parfum qu’on respire
Révèle leurs présence.
Poèmes du recueil Kokinshyû du VIIIe
Par cette nuit de printemps,
Obscure et sans formes,
Des fleurs de prunier
La couleur est invisible ! Oui !
Mais leur parfum ! peut-il se dérober ?
Poèmes du recueil Kokinshyû du VIIIe
  • Légende du « prunier volant » Tobiume

Sugawara no Michizane (845-903) poète et politicien de renom, victime d’un complot organisé par les Fujiwara, il tomba en disgrâce et fut contraint à l’exil à Kyushu. Il regretta tant de quitter son prunier favori qu’il lui composa un waka avant le départ :

Quand le vent d’Est souffle,
fleurissez, fleurissez, fleurs de prunier !
Même si votre maître n’est plus là,
n’oubliez pas le printemps !

La légende dit que celui-ci s’envola de Kyoto pour le rejoindre à Dazaifu, d’où son nom Tobiume « prunier volant ».

Après son décès, les familles des rivaux vécurent que des malheurs vus par l’Empereur comme une vengeance de l’esprit de Sugawara. Pour le consoler, il le consacra au rang de Dieu des études et des lettres Tenjin et érigea un sanctuaire shinto en sa mémoire : Dazaifu Tenman-gū, préfécture de Fukuoka.

© Sancturaire Dazaifu, « le prunier volant » Tobiume
FETES  MATSURI

L’âme japonaise vénère les fleurs et l’apparition de certaines d’entre elles est l’occasion de fêtes populaires matsuri.

Lors des fêtes du 1er jour de l’an, des vases de porcelaines et de bronze sont ornés de branches de pin matsu, de bambous take et de pruniers ume. Ces trois compagnons des grands froids ont inspiré le motif de bonne augure des kimono dénommé shōchikubai, symbole du Nouvel An japonais.

L’An se lève, obscur ;
La neige voile l’aurore.
Ciel rend nous l’azur,
Car le prunier vient d’éclore,
Et son doux parfum t’implore !
poème extrait de Le Japon par Judith Gauthier

© Musée Guimet, Sur-kimono de femme (uchikake) Période Edo Début XIXe siècle Damas de soie teint par réserve, peint, brodé de soie polychrome et filé d’or MA 11707

Le pin, le bambou et le prunier (shōchikubai) sont souvent utilisés ensemble dans l’art japonais : le pin, toujours vert, signifie la constance, le bambou, la flexibilité et la résistance, tandis que la fleur de prunier, la première à s’épanouir en hiver, est un signe de fertilité. source MNAAG Musée Guimet

Umemi est une invitation à contempler la floraison évanescente, sentir le parfum tenu des fleurs dans l’air doux et caressant et faire la fête sous les confettis de pétales emportées par la brise qui se déposent parterre formant un lit somptueux. Les festivals ont lieu entre mi-février et mi-mars dans des parcs publics, des sanctuaires et des temples à travers tout le pays.

Prunier en fleur
Le souffle discret du vent
pour ne pas les disperser
Bashô (1644-1694)

© Kankomie, Inabe, environ 4 000 pruniers en fleurs, 100 variétés

Dans le parc, tout blanc,
De Tchiyoda, quelle chose,
Le premier de l’An,
Souris dès l’aube morose ?…
C’est la fleur du prunier rose.
poème extrait de Le Japon par Judith Gauthier

Pendant umemi on célèbre autant la fleur que le fruit de cet arbre sacré. Prumus mume produit l’ingrédient principal de divers délices : umeboshi, prune salée et séchée utilisée pour les onigirikobai petit gâteau à base de pâte de haricots rouges azuki et de farine de blé cuite à la vapeur, umeshu alcool japonais à base de prunes marinées dans la liqueur, etc.