Aussi, j’ai fait part à tous de ma pathologie en citant Jean-François Sabouret (chercheur CNRS / Japon) :
« Parmi toutes les contrées de l’Est de l’Asie, le Japon, où j’ai longtemps vécu, est désormais ancré en moi. Quand je n’y suis pas, ce pays me manque, une pathologie, dont bien sûr, je ne veux pas guérir.
J’ai besoin du Japon. D’abord parce que la civilisation japonaise m’intéresse en tant que telle : son passé, son peuple, sa culture, sa langue, son regard extérieur et son sens du défi. Ensuite parce que, ayant amassé sur mes routes d’Asie des trésors d’images et de voix, de rencontres et d’échanges, ma vision du monde, et surtout du monde français, en a été modifiée ». extrait livre Besoin de Japon
Un de mes amis Japonais m’a dit : « Adina san, ne vient pas au Japon en été, tu vas mourir… ». J’aurai dû l’écouter car j’ai failli « mourir » plusieurs fois. Une chaleur humide qui colle vos vêtements à la peau et l’air si lourd au point de vous étouffer. De plus, la nuit tombe brutalement vers 18h30.
C’est la météo (pluie, brouillard, chaleur…) qui a modifié le circuit de ce voyage minutieusement préparé d’avance. J’ai dû rayer sur ma carte les lacs de Fuji san et la péninsule d’Izu.
Je me suis restreinte à :
Tokyo – île de Sado – Kamikochi (les Alpes Japonaises) – Nikko – île d’Oshima – Hayama (péninsule de Miura)
TOKYO _ 28.08>04.09.2014
J’en ai tant rêvé de Tokyo et à la fois ma première crainte était : vais-je l’aimer ?
Toute ville est un roman. Philippe Forest
Sortie de l’avion j’ai découvert un ciel gris, pluvieux qui me rappelait Bruxelles. Au secours !
Dans le train, qui m’a emmenée de l’aéroport de Narita à Tokyo, le robot répétait régulièrement son nom. Sa voix féminine résonne encore dans ma tête comme une musique : Tokyo, Tokyo mamonaku, Tokyo tsugi wa…
Arrivée à la gare d’Ueno, je me suis vue engloutie par la foule pressée qui se déplaçait à grand pas dans tous les azimuts. Un chaos organisé par des règles : la discipline et la politesse. Ce qui m’a toujours impressionné au Japon sont justement les transports en commun qui brassent des millions de gens tout en douceur. Tous fonctionnent de manière fluide et efficace. Ce dernier mot me rappelle un vieux couple de Français qui débarquait ce matin pour la première fois au Japon et qui ébahi par l’organisation et la vitesse à laquelle on passait aux postes de contrôle l’homme a dit : « Nous allons en prendre des leçons d’efficacité dans ce pays ! ». J’ai aussitôt ris au éclats !
Tout est sécurisé et propre. Comme l’indique Eriko Nakamura dans son livre Naaande ! la propreté et le respect des lieux publics sont dus à l’éducation reçue dès le plus jeune âge. Dans les écoles les femmes de ménages n’existent pas, ce sont les élèves qui nettoient le tout afin de les responsabiliser, chaque classe à tour de rôle…et toilettes inclus !
D’Ueno je devais prendre le métro pour le quartier Asakusa. Me revoilà confrontée à une profusion d’informations : sons, panneaux, signalétiques… et tout cela en japonais. Au chaos s’est rajouté la complexité. Fort heureusement, je n’étais plus une débutante ! D’ailleurs, dès le deuxième voyage au Japon, je me suis sentie comme un poisson dans l’eau. Et à chaque fois que j’atterris dans ce pays, j’ai l’impression d’y avoir toujours vécu et instantanément toutes les tensions intérieures disparaissent… comme nul part ailleurs !
Quartier Asakusa _ 28.08 > 31.08.2014
Vue de ma chambre |
Asakusa est un des rares quartiers traditionnels resté en petite partie intact : devantures en bois, ruelles pavées… J’y ai séjourné 3 jours.
Ici, j’ai visité le sanctuaire shintoïste Asakusa-jinja, un des seuls sorti indemne des guerres, feux et séismes. Construit en 1649, il rend hommage à deux pêcheurs qui auraient trouvé la statue de la déesse Kannon dans la rivière Sumida.
Visité aussi le temple bouddhique Senso-ji où trône cette déesse de la miséricorde. Pour y arriver, on passe d’abord sous la « porte du Tonnerre » Kaminarimon connue pour son énorme lanterne rouge encadrée par deux divinités Raijin, la Foudre à gauche et Fujin, le Vent à droite.
De cette porte et jusqu’au temple, on marche dans la Nakamise-dori bordée de boutiques traditionnelles. J’ai acheté juste des sembei, chips japonais à base de riz, tout frais, un délice !
J’ai adoré cette partie du quartier car ici on remonte le temps.
Côté Asakusa contemporaine, j’ai été curieuse de découvrir le célèbre bâtiment de Philippe Starck bâti en 1989 : Asahi Super Dry Hall (un monolithe de granit noir poli avec une flamme dorée sur son toit qui se voudrait être un verre de bière avec sa mousse…) Sans commentaires !
A quelques pas se trouve la tour de Tokyo Sky Tree (634 m) où j’ai été impatiente de grimper pour contempler toute la ville : 2 000 Km2 contenant 12 millions d’habitants. Fuji san a refusé de se montrer, préférant resté caché derrière un épais voile de brouillard.
« Cette tour s’inspire des formes traditionnelles avec un profil qui n’est pas sans rappeler la cambrure des sabres japonais ou les colonnes des temples et sanctuaires. » Revue Niponica n°4/2011.
Elle a résisté au séisme du 18 mars 2011 car son système de contrôle des vibrations est semblable à celui utilisé dans les pagodes à 5 étages. Le secret : le gros pilier central unique nommé shinbashira dont le rôle est tenu ici par la cage d’escalier en béton armé.
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Voilà comment embellir les paravents qui entourent un chantier ! Coller des beaux papiers peints ! |
On vous rappelle à tous les pas : interdit de fumer dans la rue ! Au pire, ayez toujours un cendrier de poche sur vous. |
Redescendue sur terre, j’ai longtemps marché vers Edo-Tokyo Museum accompagnée par un aimable jeune garçon car je m’étais égarée en route. Il m’a guidé via des petites ruelles coquettes et calmes. Le musée se trouve dans un bâtiment futuriste inspiré par les greniers de riz et raconte l’histoire de la ville grâce à des objets archéologiques, estampes, maquettes, plans, mannequins…
En marchant, j’ai pensé à l’écrivain Michaël Ferrier pour qui le meilleur moyen de s’y retrouver à Tokyo est de s’y perdre : « au moment où l’on se perd, plus de carte plus de gps qui tiennent, à ce moment précis un énorme, immense plaisir vous envahit, une espèce de liberté retrouvée et vous vous dites : là vraiment, je suis à Tokyo. »
Il a raison, c’est en s’égarant qu’on découvre des trésors, la face cachée de la ville. A Tokyo, seulement les grades avenues portent des noms. Ses ruelles, avec des bâtiments qui comportent uniquement des numéros en désordre sont… déroutantes !
« Cette ville ne peut être connue que par une activité de type ethnographique : il faut s’y orienter, non par le livre, l’adresse, mais par la marche, la vue, l’habitude, l’expérience ; toute découverte y est intense et fragile, elle ne pourra être retrouvée que par le souvenir de la trace qu’elle a laissé en nous : visiter un lieu pour la première fois, c’est de la sorte commencer à l’écrire : l’adresse n’étant pas écrite, il faut bien qu’elle fonde elle-même sa propre écriture. » Barthes – L’empire des signes
« La ville : une infinitude limitée. Un labyrinthe où vous n’êtes jamais perdu. Votre plan individuel, où tous les blocs d’immeubles portent le même numéro. Même si vous vous fourvoyez, vous ne pouvez pas faire fausse route. » Abe Koko – Le plan déchiqueté
Après le musée, j’ai eu l’intention de passer au stade national des sumo Kokugikan pour les voir s’entraîner mais j’avais perdu mes forces.
Selon le Kokiji (recueil de mythes datant de 712 concernant l’origine des îles formant le Japon et des dieux) c’est un combat de sumo être deux divinités qui décida de l’occupation de l’archipel par les Japonais. La lignée impériale aurait été créée par le vainqueur de ce combat nommé Takemikazuchi. C’est à partir du VIe que le sumo a été lié au culte shintoïste et ses rituels purificateurs comme jeter le sel en l’air et boire une gorgée d’eau avant le combat.
« Ces lutteurs forment une caste ; ils vivent à part, portent les cheveux longs et mangent une nourriture rituelle. Le combat ne dure qu’un éclair : le temps de laisser choir l’autre masse. Pas de crise, pas de drame, pas d’épuisement, en un mot pas de sport : le signe de la pesée, non l’éréthisme du conflit. » Barthes – L’empire des signes
Le dernier jour, j’ai pris le train sans conducteur Yurikamome line. J’ai été émerveillée par ce voyage entre les buildings jusqu’à l’île d’Odaiba.
L’idéal aurait été de faire ce trajet la nuit pour admirer le Tokyo enluminé et polychrome.
D’Odaiba, île artificielle reliée au centre ville par le célèbre pont Rainbow Bridge, j’ai pris le bateau pour retourner à Asakusa. Il a flotté sous tous les ponts de Sumida. ll est passé devant le fameux marché de poisson Tsukiji où se fournissent tous les restaurants. Puis, j’ai eu la chance de voir quelques canaux rescapés grâce auxquels Tokyo ressemblait avant 1868 à Venise. Depuis, la plupart des canaux ont été couverts par du béton et des pierres. Des ruelles ondulantes suivent les traces des anciennes rivières. En outre, on retrouve d’autres genres de ruelles labyrinthiques qui ont été construites stratégiquement afin d’éviter les attaques frontaux du château où vivait le Shogun.
Buren ? |
« Venise » |
J’ai eu quelques aventures à Asakusa. Un soir je suis repassée devant un ancien café de quartier, c’est-à-dire un troquet avec 3 chaises devant un mini-bar donnant sur la rue, tenu par un vieux Monsieur. Les gens, une dizaine, nous ont invité, moi et mon mari, à boire avec eux. Avec mon japonais précaire j’ai réussi à communiquer et j’ai compris qu’ils étaient tous des SDF. Extrêmement pauvres, mais alors, quelle générosité !! Ils nous ont payé au moins 5 bières et un whisky. Impossible de les arrêter. Nous sommes tombés dans un guet-apens ! De plus, ils n’ont pas accepté qu’on les réinvite.
On parlait de tout et de rien, on rigolait jusqu’à ce que l’un des SDF m’a raconté que des yakuzas viennent régulièrement les tabasser tard dans la nuit sans raisons quelconques !
Jamais je n’oublierai leur accueil et générosité ni les puces que j’ai eu en cadeau et dont je me suis difficilement débarrassée après 3 jours grâce à un produit miracle dont la fumée qu’il a dégagé dans l’appartement a tué toutes insectes et parasites, même les acariens ! En souvenir, j’ai gardé des semaines quelques stigmates sur mes jambes.
Après 2h en leur compagnie, nous avons cherché un izakaya pour manger. Nous sommes rentrés dans un snack où il y avait que des vieilles personnes mais la patronne nous a refusé l’entrée.
Ce soir là, j’ai basculé dans l’autre Tokyo, l’hors-champs, celui des pauvres et des brigands et pourtant pas une seule fois je me suis sentie en insécurité ! Comment expliquer cela ?!
Quartier Shimbashi/Ginza _ 31.08.2014
J’ai dormi dans le quartier de Shimbashi/Ginza au Nakagin Capsules Hotel. J’ai loué une capsule à son propriétaire, Mr Abe Masato, via airbnb. Cet immeuble, à usage résidentiel et de bureaux, a été dessiné par l’architecte Kisho Kurokawa. Construit début 1970, il est prédestiné à être démoli car les réparations et les coûts d’entretiens sont trop élevés pour pouvoir le sauver. Bien dommage alors qu’ils comptait l’inscrire au patrimoine de l’Unesco.
Porte d’entrée |
Le hall d’accueil |
C’est une expérience inoubliable car l’intérieur fait penser à un vaisseau spatial. Chaque capsule est aménagée, meublée et équipée de systèmes audio et téléphoniques.
Par contre, à ce jour, il n’y a plus d’eau chaude dans la bâtiment, on se lave dans une cabine de douche extérieure et chacun doit s’inscrire la veille sur le planning. Drôle d’aventure !
photo © Michel Mazzoni |
Les concierges ont été adorables puis un propriétaire est venu discuter et nous a offert en partant les gâteaux aux azuki : dokidori. Aurait-il deviné que se sont mes gâteaux favoris indispensables au petit déjeuner ?
« Tatouée à toute heure du jour et de la nuit de discours et de sons, la ville offre un spectacle hypnotique et changeant, qui déroute ou qui dégoûte, épuise ou émerveille, mais ne laisse personne indifférent » Michaël Ferrier Tokyo petits portraits de l’aube
Quartier Ebisu _ 01.09 > 3.08.2014
Ici, aussi j’ai loué un appartement pour 3 nuits via airbnb, à 5 mn à pied de la station de métro. Emplacement idéal de tous les points de vus. Un quartier chic, à la fois feutré et agité, avec des petites boutiques tenues par des jeunes branchés sans oublier les nombreux bars et d’izakayas. Il y a eu de quoi faire ! Un soir j’ai mangé des ramen que mes papilles ne risquent pas d’oublier…
« On ne sait plus où donner de la tête, on se tord le cou pour mieux se remplir les yeux de se spectacle. Je comprends pourquoi il y a tant de cabinets de massage ici, c’est Tokyo qui veut ça, ce torticolis ébloui de ruelles et de gens. » Michaël Ferrier – Tokyo petits portraits de l’aube
Le rue de mon appartement |
Ebisu est une marque de bière, la meilleure à mon goût, propriétaire d’une grande partie des immeubles. Les fabricants ont choisi le nom du Dieu confucéen du logis et des rizières. Sur l’étiquette, vous remarquerez un moine pêcheur ventripotent et souriant qui tient une dorade rouge à la main en signe de prospérité.
Proche de Shibuya, j’ai profite de passer le soir sur le lieu de rendez-vous des jeunes : la statue de Hachi-ko élevée en hommage au chien fidèle qui après la mort de son maître a continué à l’attendre tous les soirs à la sortie de cette station de métro. La statue, je l’ai juste devinée car il faisait nuit, il pleuvait et les touristes ne finissaient pas de se prendre en photo devant elle… Aussi, j’ai jeté un coup d’oeil sur l’intersection emblématique de Tokyo, Shibuya Crossing, et sa foule compacte munie de parapluies. J’ai filmé l’ambiance joyeuse, bruyante et ses buildings avec les publicités multicolores géantes.
Intérieur gare par Tadao Ando |
Photo maquette |
Visité aussi dans le quartier Shirokanedai, un autre bâtiment de Philippe Starck construit avant Asahi : Nani Nani
photo © Michel Mazzoni |
J’ai essayé au maximum d’éviter les clichés mais difficile. Pour visiter le Nezu Museum j’ai dû passer via l’avenue Omote-Sando, « les Champs-Elysées de Tokyo »… en moins larges. Il est vrai qu’elle compte beaucoup de boutiques de luxes dont les bâtiments ont été créés par des célèbres architectes. J’ai vu entre autres la fameuse boutique Prada avec sa façade de verres-loupes trapézoïdaux dessinée par Herzog et de Meuron.
Mon intérêt s’est porté surtout sur le musée ouvert par Kaichiro Nezu, fondateur de la compagnie de fer Tobu et riche collectionneur d’art oriental : céramique, calligraphie… Ce qui m’a marqué irrévocablement sont les 7 pavillons de thé placés dans un luxuriant jardin japonais. Un pur bonheur ! Il m’a paru insurmontable de m’extraire de ce paradis terrestre. J’en rêve encore !
J’ai visité aussi l’ancien stade national construit par Kenzo Tange pour les jeux olympiques de 1964. « Le toit de tôle d’acier mobilisant également de techniques de construction navale possède une beauté qui n’est pas sans rappeler celle du hall principal du Toshodai-ji (temple bouddhiste de la secte Ritsu situé dans la ville de Nara). Les constructions traditionnelles japonaises en bois on toujours mis l’accent sur l’aspect du toit, et le toit du Stade olympique reflète l’esthétique japonaise traditionnelle avec des courbes prononcées. » revue Niponica n°4 2011
En face de celui-ci, il y a le parc Yoyogi dans lequel j’ai remarqué des affiches préventives contre des moustiques qui transmettent des maladies. J’ai vu des infos à la télé le soir mais incompréhensibles vu mon niveau en japonais. En rentrant, j’ai lu un article de Libération et appris que certaines risquent de transmettre la dengue, une infection virale nommée aussi «grippe tropicale».
Un autre parc dans lequel j’ai flâné a été Ueno. Je me suis rendue au minuscule temple shintoïste Gojo-Tenjinja gardé par le kami Inari, le renard.
Puis, j’ai tourné autour du National Museum of Western Art juste pour admirer ce bâtiment construit par Le Corbusier en 1959.
photo © Michel Mazzoni |
Puis, le jour où j’ai revu un de mes amis, j’ai tenu à me rendre dans le parc voisin au Palais Impérial. Malheureusement, un concert à hauts décibels a gâché notre séjour : conversations rendues impossibles. Sur la route, j’ai voulu voir Imperial Hotel. Mais je ne savais pas que le bâtiment de Franck Lloyd Wright bâti en 1923 a été démoli en 1968. Sa structure a servi à un nouvel hôtel de luxe fait de béton et marbre. Il reste intacte juste le décor du bar. La façade et les bassins de l’ancien édifice ont été transportés au musée d’architecture Meiji-Mura à Inuyama proche de Nagoya.
Le mercredi, j’avais fait un saut au Shinjuku. La gare est un immense complexe souterrain de 11 étages comprenant quais de trains, boutiques, restaurants, jardins… on y est vite emporté par le « typhon » des gens.
Ce quartier ne dort jamais ! On y trouve de tout pour s’amuser surtout dans la partie nommée Kabukicho : bars à hôtesses, à strip-tease, cinémas, pachinko, karaoke… Moi, j’avais envie de voir l’incontournable Golden Gai, une partie du vieux Tokyo qui a survécu à tout. Il se compose de six petites ruelles étroites pour piétons où s’alignent environ 200 bars et cafés. Deux jeunes électriciens super sympas nous y ont conduit tout en rigolant : « ahh, vous avez envie de boire ! »
« Personne ne parle jamais du manque de sérieux des Japonais, de leur légèreté, de leur sentimentalité, de leur insouciance, de leur nonchalance, en un mot : de leur gentillesse et de la douceur de vivre qui règne dans une cité comme Tokyo. » Philippe Forest – Sarinagara
En fin d’après-midi la plupart étaient fermés mais, étant de nature curieuse et courageuse, j’ai osé entrer dans un bar ouvert avec les mots clés : gomen kudasai ! C’est à dire, je m’excusais de rentrer. Pourquoi, alors que c’est un bar « public » ? Parce que dans ce quartier, certains acceptent que les habitués et d’autres refusent carrément les étrangers vu que la majorité sont infiniment petits et personne ne parle anglais !
Le monde est devenu infime dans ce bar de 5 places nommé Spade (sis Shinjuku Kabukicho 1-1-5), tenu par Keiko san qui ressemblait ce jour-là à Yoko Ono en raison de sa silhouette, son chapeau et ses petites lunettes. J’ai aussitôt senti les ondes positives que ce lieu dégageait. En discutant durant au moins 2 h, elle m’a dit qu’elle était chanteuse et m’a offert son CD. Je l’écoute souvent en pensant à son hospitalité et à celui de son client Hiroshi san. J’ai été gâtée en alcool et nourriture ! C’était dur de les quitter autant moralement que… physiquement.
Le kare de Keiko san |
Dès qu’on se retrouve dans un bar avec les Japonais, en général tous des bons vivants « francs, rieurs, joueurs,… » leurs armures tombent sous l’effet de la potion magique : l’alcool. Ils sont comme le soleil et la lune. Ils changent de rôles en fonction de la lumière : jour/nuit. J’adore ça, entrer dans un bistro et attendre patiemment que l’alcool fasse l’effet : les langues se délient et les gestes se libèrent… la fête commence ! Des moments éphémères qui s’évanouissent mais survivent à jamais dans la mémoire (en japonais on utilise le terme hakanaï pour la notion d’évanescent).
Pour Michaël Ferrier, les Japonais sont comme le saké daiginjô fait avec le coeur du riz, « il faut savoir enlever les strates supérieures, les couches superficielles : alors, ils se révèlent ».
Après le travail, les gens font le tour des bars et des izakayas le soir après le travail jusqu’au dernier train de 24h-1h du matin, d’où l’expression hashigo o suru qui veut dire faire l’échelle…
Les Japonais divisent la nuit en plusieurs « soirées » successives :
« La première soirée est assez calme ichiji-kai : elle commence tôt, vers 18h ou 19h. On mange dans un restaurant, on discute, on boit modérément.
La deuxième soirée (nijikai), de 21h à 23h environ: c’est le début des choses sérieuses. D’abord on trouve un bar ou une nomi-ya (sorte de pub japonaise où la principale occupation est de boire, tout en faisant semblant de manger). La discussion va bon train, on se demande quand la bière va s’arrêter de couler.
La troisième soirée commence (sanjo-kai) : les esprits sont déjà bien échauffés. Ceux qui veulent attraper le dernier métro ou le dernier train (aux environ des 0h30) fuient comme s’ils avaient le démon à leurs trousses, à peine s’ils vous disent au revoir : un petit salut de la tête, et les voilà évanouirent dans la grande ville – ces Japonais ont le génie de filer à l’anglaise.
Ceux qui font semblant d’hésiter, vous pouvez déjà les considérer comme perdus : cette heure là on ne tergiverse plus, s’ils hésitent c’est qu’ils ont déjà décidé de ne pas rentrer tout de suite mais, par une charmante coquetterie de comptoir, ils se font juste un peu prier. Il faut alors trouver un autre bar ou bien un karaoké. Préparez vos poumons : ici il est rare de passer une soirée sans chanter.
Enfin, vient le moment décisif, l’heure où le cercle se resserre, où les limites sont franchies. C’est yoji-kai : la quatrième soirée. Vos compagnons ivres, tombent comme des mouches. Bientôt il ne restera plus que vous et Tokyo, comme une affaire personnelle, un vieux compte à régler. Alors seulement, vous connaîtrez le pouvoir de cette ville, toute la puissance de ses envoûtements. » Michaël Ferrier – Tokyo petits portraits de l’aube
Un peu d’histoire
Avant 1868, année de la réouverture du Japon au monde, Tokyo (la capitale de l’Est) s’appelait Edo (Porte de l’Estuaire). Elle a commencé à connaître son essor jusqu’au tremblement de terre de 1923 qui a fait environ 100 000 victimes et réduit la ville en cendres. A partir de là, débute l’urbanisme de la ville, tout devait être reconstruit. Le deuxième choc et grande blessure lui a été infligée par les bombardements américains en 1945. Puis, la troisième grande période de reconstruction s’est imposée lors des jeux olympiques de 1964. Depuis, Tokyo, continue son expansion… limitée par les montagnes et la mer.
« Tu n’as qu’à lever la tête si tu trouves le temps long°, Tokyo est un superbe et méconnu livre d’images. N’essaie pas d’imposer ton allure, tu n’y arrivera pas : chaque pays a son temps, sa pulsation, sa minutie. Il faut retrouver le rythme de la ville, il change selon les quartiers, les moments, les saisons, tu dois toi-même prendre les marques sur cette gigantesque table des temps.(au feu piéton) Michaël Ferrier Tokyo petits portraits de l’aube
Tokyo est gigantesque mais paradoxalement dans chacun des quartiers on a l’impression de se trouver dans « un village » car beaucoup de quartiers gardent leurs indépendance et leurs esprits de village ! Ce qui rend cette ville un peu plus « humaine » selon mon ressenti, bien plus qu’Osaka que je n’ai pas su apprécier (il faudrait peut-être que j’y retourne un jour).
J’ai retenu l’histoire de l’écrivain Akira Mizubayashi qui racontait que dans son quartier, encore aujourd’hui, une personne fait le tour tous les soirs à 23h avec deux bouts de bois qu’elle frappe produisant un bruit sec. Ce son particulier « qui dialogue avec le passé » rappelle au gens de faire attention au feu, penser à tout éteindre avant le coucher. Ses bâtons sont également utilisés par les moines dans les temples pour signaler les repas et les activités.
Chaque quartier a des lieux de refuge : des parcs, tes temples… des « zones de silence au milieu du son » (Nicolas Bouvier – Chroniques japonaises). Dans ces derniers, on y passe entre deux rendez-vous de travail ou pour se reposer, se promener paisiblement. Ici, le bruit du silence est spirituel : shiiiiin… (onomatopée du silence en japonais).
« A Tokyo, les constructions, détachées de leurs voisines, diversement orientées, ménageaient d’amusants contrastes de perspective. Même au coeur de la ville, elles proposaient aux passants des recoins plus tranquilles, des petits havres de paix…
Surtout, je me suis aperçu qu’il suffisait de quitter les grandes artères et de s’enfoncer dans des voies transversales pour que tout change. Très vite, on se perdait dans des dédales de ruelles où des maisons basses, disposées sans ordre, reconstituent une atmosphère provinciale. Le jardinait qui les flanquait pouvait être minuscule : le choix et l’arrangement des plantes n’en témoignaient pas moins pour le goût et l’ingéniosité des habitants. » Claude Lévy-Strauss – Aux habitants de Tokyo
Ce silence est troublé en été, dès 18h, par le chant des cigales. Sons percutants !! Plus fort et plus variés que dans le Sud de ma France. D’après l’artiste photographe Naoya Hatakeyama, il y a 4 types de cigales à Tokyo : ablazemi, miminzemi, ninizemi et higurashi. Chacune chante différemment mais… aux mêmes décibels !
Cri-cri de grillons
cri-cri de grillons
tout le reste s’est tu
Shiki
Enfin, Tokyo a réussi me rendre follement amoureuse d’elle au point d’en devenir addict. Il est certain que j’y retournerai plus d’une fois !
Pour vous la définir, tant de mots se bousculent dans ma tête :
immense, paradoxale, attachante, hypnotique, ludique, électrique, mystérieuse, glamour…
inondée de couleur, ciel gris anthracite, nuances d’ombres et de pénombres…
diversité, fluidité, sécurité…
bruyante avec ses sons particuliers : les voix faites pour rassurer, celles humaines dans les transports, les magasins et celles robotisées ; la musique des stations de métro qui diffère de l’une à l’autre, les bruits des pas, les chants des cigales…