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5/2022

à ma grand-mère

KIMONO  &  HEIAN L’AGE D’OR 

°°°

La période Heian (794-1192), l’âge d’Or du Japon, se caractérisait par un dynamisme créateur dans tous les domaines de l’art. Elle doit son nom à la nouvelle capitale Heian-kyô (littéralement « capitale de la paix et de la tranquillité »), l’actuelle Kyoto, que l’empereur Kammu (737-806) a déplacé de Nara en 794 et perdura jusqu’à son transfert à Kamakura en 1192.

La Cour, foyer d’épanouissement culturel où l’on entretenait le culte de la beauté dans l’art et la nature, se composait d’environ 3 000 courtisans de l’empereur et de l’impératrice qui vivaient dans un monde cérémonieux et impénétrable.

Ce mince nuage
qui s’étire sur la cime
au soleil couchant
sa couleur confondra-t-il
avec ma manche pensive
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu,
Livre dix-neuvième, Ce mince nuage..

Préservée des brutalités et des vulgarités d’une vie quotidienne difficile, l’aristocratie vivait à la Cour, où convergeaient ressources et talents, une existence enchantée, encore que voilée de quelque ennui, et toute entière adonnée aux arts. extrait La Civilisation japonaise Danielle Elisseeff & Vadime Elisseeff, Editions Arthaud

Dans mon précédent article, j’ai fait savoir que l’ancêtre du kimono venait de Chine. Mais, durant Heian, les couleurs et les décors se sont complexifiés donnant naissance au style typiquement japonais, d’où la nécessité de consacrer un article  à cette période cruciale de l’histoire du kimono.

De ma robe de Chine
pour ce que votre cœur
toujours m’est cruel
les manches ainsi que voyez
de larmes sont arrosées
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre sixième, La fleur dont ce cueille la pointe
Je m’en suis vêtue
et je vous  en ai détesté
la robe de Chine
je voudrais vous retourner
avec ses manches trempées
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre vingt-deuxième, La parure précieuse

Je vous exposerai tout d’abord la particularité du nouvel habit et les règles strictes relatives aux couleurs selon les rangs et les saisons. Puis, j’aborderai brièvement l’art du parfum, la coiffure et le maquillage.

NOUVEAU STYLE D’HABIT

L’habillement consistait en l’art de la superposition juni-hitoe : un lourd vêtement de dessus et une douzaine de jupons de soie de différentes couleurs destinés à produire un ensemble original et séduisant…pesant environ 20 kg. Plus une traîne était longue, plus la personne était de haut rang.

La tenue de cérémonie de l’impératrice était aussi fastueuse que celle de l’empereur. Elle était composée de douze kimono (jûni-hitoe) superposés très fins, par dessus lesquels on portait une jupe culotte écarlate. Le kimono le plus proche du corps était pourvu de langues manches qui pouvaient dissimuler les mains. Le hitoe du milieu avait cinq faux cols et manchettes dont le dégradé de couleurs était soumis à des règles strictes. La coupe du vêtement était immuable. Par-dessus l’ensemble, on portait une veste de brocart qui descendait jusqu’à la taille et enfin le vêtement uwagi au dos duquel s’attachait une traine de fine soie blanche brodée. extrait L’âge d’or du Japon l’époque Heian 794-1192 de Rose HEMPEL

Tant et tant d’années
en ce jour je revêtis
robes de couleur
si bien que ne le puis faire
sans que mes larmes jaillissent
Car ma douleur ne puis apaiser !
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre neuvième, Les mauves

RÉGLEMENTATION DES COULEURS des vêtements
  • Couleurs selon les saisons

A cette époque, on pratiquait le koromogae qui consistait dans le changement de vêtements et du dégradé des couleurs en fonction des saisons. Par exemple, tous les ans, le 1er jour du quatrième mois et le 1er jour du dixième mois,  on permutait les habits été/hiver.

1er jour, quatrième mois, Changement des vêtements : Les rideaux et autres tentures du palais et des demeures particulières sont échangés pour des rideaux et des tapisseries de tissus plus léger. Les vêtements d’été sont portés pour la première fois.. extrait La vie de cour dans l’ancien Japon au temps du Prince Genji, d’Ivan Morris

D’ailleurs, les demeures n’étant pas isolées, les aristocrates dormaient habillés sur tatami couverts d’un couvre-pied de soie et en hiver de plusieurs vêtements chauds.

Mon cœur lui aussi
dans le ciel avec la neige
s’en va au hasard
cette nuit où solitaire
ma manche est toute glacée
Insupportable, en vérité…!

extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre trente-et-unième, Le pillier de cèdre

Le changement de la garde-robe était une occasion pour les dames de concours d’élégance et de bon goût.

[…] lorsqu’on parle d’ensembles couleur cerisier, saule, chrysanthème, corrête, etc., il s’agit en réalité d’accords de couleurs dont la combinaison fait penser tel ou tel végétal : ces accords jouent à la fois sur des différences de couleur entre les diverses robes superposées les et sur des contrastes entre l’envers et l’endroit d’une même robe. (…) Il faut savoir cependant que le cerisier du Japon fleurit en rose soutenu, que le corrête (ou kerria) est jaune d’or, que lorsqu’il est question de saule, il s’agit de la couleur vert pâle que revêt cet arbre aux premiers jours de printemps, etc. extrait introduction du Journal de Murasaki Shikibu par René Sieffert

Encore aujourd’hui, les kimonos comportent des motifs représentant les fleurs de saison et leurs couleurs (couleur cerisier sakura iro, couleur pêche momo iro, couleur corrête (jaune d’or) yamabuki iro, couleur raisin budô iro…). (re)découvrez mon article Le culte des saisons 

En tout point pareille
à la manche d’une belle
la fleur de glycine
par la vertu d’un regard
va-t-elle se colorer
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre trente-deuxième, La branche du prunier

  • Couleurs selon le rang social

La cour d’Heian se divisait en neuf rangs, que l’on comptait à partir du troisième rang, du plus bas sôhei au plus élevé kugyô. Chaque rang était divisé, cela donnait 30 catégories de courtisans.
Les couleurs des robes et des chapeaux indiquaient les rangs de cours.

© Sei Shonagon, author of « The Pillow Book, » by Kobayashi Kiyochika (1896)

L’Impératrice portait l’habituelle robe rouge sous laquelle elle avait des kimonos couleur de prune claire, vert clair et jaune fané. Le jupon extérieur de Sa Majesté était fait de brocards couleur de raisin. Elle portait en dessous un kimono vert saule et sous cela un kimono blanc immaculé. Ensemble très original et très à la mode. extrait La vie de cour dans l’ancien Japon au temps du Prince Genji, d’Ivan Morris

La couleur profonde
de mes manches que les larmes
ont teintes de rouge
oserez-vous affirmer
qu’elle est toujours d’un vert pâle
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre vingtième, La belle du matin

Regardant au-dedans des stores, je vis que celle qui avait la permission de porter des couleurs étant en karaginu bleus ou rouges, avec des traînes peintes et des uchigi, qui étaient, en général, de brocart vieux rose ou vieux rouge. Seuls les membres de la Garde de Droite portaient des vêtements rose crevette. Les étoffes battues ressemblaient au mélange de feuilles d’érable claires et foncées à l’automne. Les vêtements de dessous étaient d’un jaune jasmin pâle ou foncé, ou bien verts et blancs. Certains portaient l’écarlate et le vert et d’autres des robes garnies de trois plis. Parmi les personnes à qui il était interdit de porter de la soie à dessins, les plus âgées portaient des uchigi bleus à cinq plis, rouge foncé ou vieux rose. La couleur de la mer peinte sur leurs traînes était à la fois discrète et de bon goût. Le dessin se répétait sur leurs ceintures.

Sans profondeur est
selon l’usage la teinte
de mes vêtements
mais de ma manche les larmes
font un abîme sans fond
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre neuvième, Les mauves

Beauty of Heian Period in Twelve-layer Kimono | Yukawa, Shodo | Ronin Gallery
L’importance des habits féminins était l’une des formes du goût.

Pour une femme, l’habilité à choisir ses vêtements, particulièrement à en composer les couleurs, était un charme plus important que les traits physiques dont la nature l’avait dotée au hasard. Les vêtements féminins étaient extrêmement compliqués et encombrants, consistant entre autres en un lourd vêtement de dessus et une douzaine de jupons de soie tous soigneusement destinés à produire un ensemble original et séduisant. Pour faire admirer leur goût, les femmes portaient des vêtements superposés, au manches de plus en plus longues. Pour attirer l’attention des hommes, naquit la mode de oshidashi où les manches dépassaient les du rideau de l’écran, de vidashiuchigi où le bas de chaque jupon dépassait celui qui était superposé et l’idashiguruma, la coutume de laisser pendre toutes les manches à la portière de la voiture pour la délectation des passants. Les femmes qui sortaient portaient tantôt la manche droite ou la manche gauche plus longue selon le côté de la voiture qu’elles devient occuper. extrait La vie de cour dans l’ancien Japon au temps du Prince Genji, d’Ivan Morris

Une femme devait donc savoir choisir les vêtements et en composer les couleurs. Si par malheur elle faisait une faute de goût, on la jugeait, comme relate Murasaki Shikibu (978 ?-1014) dans son Journal Nikki :

L’une des dames avait commis une légère erreur dans la combinaison des couleurs du poignet de la manche. Lorsque pour prendre un objet quelconque, elle dût s’approcher de Leurs majestés, les nobles et les hauts dignitaires le remarquèrent. Plus tard, la dame Saisho le déplora très vivement. En fait, ce n’était pas tellement grave, néanmoins, l’une des couleurs était un peu trop pâle.

kibokstreet - Heian Era Kimono.This kind of Kimono is called...
Un faux pas suffisait pour que la femme perde un éventuel prétendant…

L’élégance d’un costume se juge en fin de compte à la qualité des accords de couleurs produits par ce que l’on entrevoit des diverses robes à encolure, aux manches et à l’extrémité qui traîne à terre. Les femmes d’un certain rang ne donnant audience que cachées derrière des stores et des rideaux, il est de bon temps de laisser déborder le bas des robes et le bout des manches, ce qui permet à l’interlocuteur de mesurer le goût de celle qui le reçoit, ce qui peut avoir une certaine incidence sur ses sentiments s’il cherche une aventure galante… extrait introduction du Journal de Murasaki Shikibu par René Sieffert

Pour aller plus loin, l’expression tagasode « à qui sont ses manches » était utilisée dans la poésie pour se référer à une femme dépourvue de beauté.

Tant de nuits déjà
nous séparent et voilà
que toutes ces manches
vous interposez encore
pour maintenir vos distances
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre sixième, La fleur dont ce cueille la pointe

Sans raison aucune
nous tenions nos distances
quand nuit après nuit
l’un à l’autre accoutumés
nos robes nous séparaient
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre neuvième, Les mauves

L’ART DU PARFUM

Les manches des kimonos et les soieries étaient parfumées ikô, le Parfum de la Robe était surnommé aussi Parfum du Corps.

Sur une insolite
manche si viens rapportant
un parfum de fleurs
d’inconduite j’en suis sûr
me soupçonnera mon amie
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre trente-deuxième, La branche du prunier

Les habits, les corps et les chevelures étaient embaumés par les fumées d’encens. On utilisait aussi des sachets fragrants de soie nioi-bukuro que femmes et hommes portaient à même la poitrine. Encore aujourd’hui, on offre un nioi-bukuro à une personne en choisissant le parfum qui s’associe le mieux au caractère qu’on lui prête. (re)découvrez mon article Encens I Art olfactif

Laver mes cheveux, me farder, revêtir des habits tout imprégnés des parfums de l’encens. Même si nul ne me rend visite, tout au fond de mon cœur, je me sens ravie. La nuit où j’attends quelqu’un, j’écoute et je suis surprise par le bruit de la pluie et de la bourrasque. extrait Notes de chevet Makura no sōshi de Sei Shōnagon(~965 – 1025 ?)

La senteur des fleurs
au rameau qu’elles quittèrent
ne reste attachée
mais de qui le frôlera
manches s’en imprégneront
extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre trente-et-unième, Le pillier de cèdre

Dans cet univers clos, un frôlement exacerbe. La pâleur met à nu ; jusqu’aux dents que l’on estompe dans un noir de laque. Les visages disent trop. Les traits se dérobent derrière les paravents et les treillis de bambou. Seules les parfums et leurs sillages donnent un peu de légèreté aux trop lourds brocarts. L’encens est la métaphore de la volupté et des sens. Il donne corps, là où le corps n’a pas lieu, là où l’on préfère la valeur d’un poignet entr’aperçu. Il prête sa trace aux intrigues du palais et aux amours secrètes. Des ombres harnachées de soie glissent de pavillon en pavillon. On se souvient, retrouve, aime et compromet en ses doucereuses empreintes. extrait La voie de l’encens de Boudonnat Louise et Kushizaki Harumi

Près de la maison
un prunier en fleurs,
je ne planterai plus
car confondant son parfum
avec la robe parfumée de celle que j’attends
extrait anthologie Koshinku

coiffure et maquillage
Les femmes se coiffaient d’une raie au milieu. Les cheveux n’étaient ni coupés ni attachés. Une belle chevelure devait être raide, brillante et pendre… jusqu’au pieds.

La dame a rabattu sur sa tête un vêtement violet clair, avec une doublure très foncée. […] Elle paraît dormir, elle a un vêtement simple, couleur de clou de girofle, une jupe de soie raide, écarlate foncé, dont les cordons de ceinture sortent, très longs, de dessous son vêtement et semblent encore dénoués. Ses cheveux s’amoncellent à son côté, on se dit qu’ils doivent être bien longs quand ils ondoient librement.extrait Notes de chevet Makura no sōshi de Sei Shonagon

Quel est donc le nom
de la fleur dont ce jour d’hui
les cheveux se parent
j’ai beau l’avoir sous les yeux
son nom cependant m’échappe
à mon grand dépit !

extrait Le Dit de Genji Genji monogatari de Murasaki Shikibu, Livre trente-troisième, Feuillage de la glycine

Les sourcils étaient rasés et à la place on dessinait deux tâches noires au même endroit ou quelques centimètres plus haut (selon les codes).

Les dents étaient noircies ohaguro avec du fer et de l’écorce de noix écrasée dans du vinaigre de thé.

La peau blanchâtre était un signe de beauté, c’est pourquoi on couvrait le visage d’une poudre blanche. Les femmes mariées appliquaient du rouge sur les lèvres en forme de bouton de rose.

Nous voyons la femme de Heian (la dame bien née) engoncée dans des vêtements, avec une volumineuse chevelure noire, une taille minuscule, des traits exigus, un visage pâle et des dents noires, personnage amorphe et étrange que nous imaginons en train d’évoluer lentement dans un monde crépusculaire de rideaux, d’écrans et d’épaisses tentures de soie. extrait La vie de cour dans l’ancien Japon au temps du Prince Genji, d’Ivan Morris

Les œuvres littéraires écrites par des dames de la Cour, dont les plus célèbres Murasaki Shikibu (Le Dit de Genji I Genji Monogatari, Journal I Nikki) et Sei Shonagon (Note de chevets I Makura no sōshi), sont des véritables mines d’informations sur la vie des aristocrates.

Lors de mon premier voyage, j’ai visité le musée dédié à Murasaki Shikibu situé à Uji.

Le culte de la beauté, durant l’ère Heian, a empêché la moindre chose de tomber dans la vulgarité et a contribué à l’éclosion d’une société d’une élégance inouïe qui a marqué à jamais l’histoire des civilisations.