Accueil » Archives pour AMCAdmin20 » Page 4

Auteur/autrice : AMCAdmin20

11/2021

LA MONTAGNE   I   YAMA no hi

°°°

YAMA NO HI, « le jour de la montagne » est célébré depuis 2016, aux alentours du 11/08, afin que les Japonais « se familiarisent avec les montagnes ».

C’est le printemps
une montagne sans nom
dans la brume légÚre
Basho
Au milieu des montagnes
inutile de cueillir des chrysanthĂšmes
ils parfument la source chaude
Basho
Des montagnes au loin
le reflet sur la prunelle
d’une libellule
Issa
Descendant un sentier de montagne
l’ineffable grñce
des violettes
Basho

OĂč qu’on aille, une montagne n’est jamais loin car elle occupe +70 % du territoire. L’arc insulaire nippon se compose d’une part de l’espace habitĂ© sato, d’autre part de l’espace sauvage yama la montagne boisĂ©e et dĂ©serte et umi la mer.

Variant de formes et d’altitude, la montagne est partout. Des arbres, d’aspect familiers ou Ă©trange, s’accrochant Ă  ses pentes. Des pins clairsemĂ©s couronnent sa crĂȘte, autour d’un sommet dĂ©nudĂ©. Mais, quand on le voit de trĂšs haut, le Japon moutonne. De temps Ă  autres comme en repentir, des plaines (Tokyo, Nagoya, Sendai), le plus souvent alluviales, nĂ©es de ses fleuves qu’on ne peut pas ne pas appeler torrents ; ou bien encore un lac, tel le Biwa, de la taille de LĂ©man. Le Japon Editions OdĂ©

Nous allons voir comment ce trait saillant des ßles, la montuosité, dont Fuji-san le sacré, a marqué la langue, les croyances et les arts.

YAMA Ethymologie

La montagne et la forĂȘt sont complĂštement assimilĂ©es l’une Ă  l’autre, ce que la langue reflĂšte. [
] Le dictionnaire nous indique que yama Ă  l’origine signifie montagne avec les herbes et les arbres qui la couvrent ainsi que les kami qui y demeurent. Esprits divinisĂ©s locaux ou ancestraux, forces de la nature ou ĂȘtre surnaturels, les kami sont prĂ©sents en tout lieu. La montage-forĂȘt yama ou sanrin est perçue comme formĂ©e de deux parties complĂ©mentaires, okuyama (montagne-forte du fond), Ă©paisse et inspirant le respect, voire une certaine crainte, et satoyama, la lisiĂšre Ă©claircie. Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise CNRS Editions

La montagne est inexorablement liĂ©e aux forĂȘts qui couvrent 65% de la superficie, c’est-Ă -dire que le vert et ses camaĂŻeux sont aussi une dominante du paysage. Vert sombre et bleutĂ© des forĂȘts profondes oĂč voisinent sapins, cĂšdres pins et chryptomĂšres ; vert tendre des bambous vaporeux qui confĂšrent une homogĂ©nĂ©itĂ© aux compagnes et voisinent, au sud, avec les camphriers ou les camĂ©lias et, au nord, avec les Ă©rables et les chĂȘnes. Japon de Philippe Pons

MONT FUJI I FUJI SAn

Le mont Fuji a Ă©tĂ© Inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco le 22 juin 2013 au titre de lieu sacrĂ© et source d’inspiration artistique. L’esprit du Japon est incarnĂ© dans sa forme conique parfaite, un chef-d’Ɠuvre de la nature associĂ© aux concepts de puretĂ©, de grandeur, de force, d’éternitĂ© et de noblesse.

Pour l’étranger, mais pour le Japonais bien davantage encore, le Fuji c’est le Japon, est le Japon, le Fuji. Un simple dĂ©tail du paysage s’impose Ă  l’esprit, au point de ravaler au second plan tous les autres sites, et finit par se confondre, en l’absorbant, avec la contrĂ©e toute entiĂšre !

Fascinant
mont Fuji
invisible dans la bruine
Basho
Le mont Fuji
ennuagé à sa base,
un grand cùdre

Basho
En souvenir d’Edo
le vent du mont Fuji
sur cet Ă©ventail
Basho
Lentement mais sûrement
escalade le mont Fuji
petit escargot !
Issa

Fuji-san est la montagne la plus haute 3 778 m du pays et circonfĂ©rence +100 km qui s’étale sur les provinces KaĂŻ, Suruga et Sagmai. Elle est nĂ©e une nuit de juin en 286 av. J.-C. et sa derniĂšre Ă©ruption date de dĂ©cembre 1707, depuis lors on attend qu’elle se rĂ©veille….

L’ascension se fait en juillet et aoĂ»t, une fois le Fuji-san dĂ©barrassĂ©e de la neige. Les milliers de pĂšlerins agitent des clochettes en chantant : « Que nos sens soient purs et que le temps soit beau sur l’honorable montagne ».

Celui qui a la chance de voir le Mont Fuji « intĂ©gralement » retiendra un souvenir Ă©ternel du Japon qui Ă©crasera tous les autres ! J’ai guettĂ© des heures cet instant sur la plage de Hayama, lieu de rĂ©sidence hivernale de la famille impĂ©riale, mais en vain ! Farouche, elle m’a laissĂ©e apercevoir que le bout de son cĂŽne lors de mon 4Ăšme voyage

SHINTO et BOUDDHISME

La montagne tient une place essentielle sur le plan religieux et culturel.

Admirant le beau jardin du maütre de l’ermitage de Shua :

les montagnes et le jardin
aussi
s’invitent
dans le salon d’étĂ©
Basho

L’architecture des temples shinto ou bouddhistes a une attitude de respect et de symbiose avec la nature shizen. En gĂ©nĂ©ral, les temples shinto jinja se trouve en hauteur ou dans les profondeurs de la montagne yama no oku. Pour se rendre Ă  okumiya le sanctuaire du fond, on emprunte un chemin long, sinueux et escarpĂ©.

C’est qu’au Japon, le sacrĂ© rĂ©side en des lieux cachĂ©s et difficiles Ă  atteindre. Ce qui est important, se cache aux regards, et pour y accĂ©der maints dĂ©tours sont nĂ©cessaires, contrairement Ă  l’Europe dont les Ă©glises sont visibles et accessibles de partout. Chinju no mori ou miya no mori (le bois sacrĂ©) est l’attribut nĂ©cessaire du sanctuaire qui s’y dissimule. Coupez les arbres, que reste-t-il ? Au contraire, l’Europe moderne a dĂ©gagĂ© les abords de ses cathĂ©drales pour mieux les mettre en valeur. Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise CNRS Editions[/su_quote]

Le bouddhisme est arrivĂ© au Japon au XIĂšme siĂšcle. A l’époque Heian (794-1185), les sectes Ă©sotĂ©riques Tendai-shu et Shingon-shu ont Ă©galement bĂąti leur temples o tera dans les montagnes pour pratiquer l’ascĂšse et l’étude. Sans oublier, Shugendo, une pratique religieuse dans laquelle la montagne tient une place primordiale.

Du fond de la manche
de l’ermite de la montagne
le chant d’une cigale
Issa

FondĂ© par En no Gyoja, la premiĂšre personne Ă  avoir gravit Fuji-san, Shugendo relie les anciens rites chamaniques au shinto et aux traditions ascĂ©tiques du bouddhisme. Son centre se trouve dans les mont Kii, autour de Yoshino. Comme son fondateur, les yamabushi, prĂȘtre des montagnes, ont des talents de magiciens et d’exorcistes. Ses adeptes se ressourcent par des pratiques ascĂ©tiques en montagne qui apportent spiritualitĂ© et Ă©nergie. Le Shugendo a eu une influence considĂ©rable sur les arts du spectacle, la littĂ©rature, les beaux-arts et l’architecture (Ă  lire mon article 5 et article 9).

PEINTURE

L’un des styles de paysage de la peinture classique est sansui (prononciation japonaise du terme chinois shānshuǐ « montagne et eau »). Le prĂ©curseur a Ă©tĂ© SesshĆ« Tƍyƍ (1420-1506) cĂ©lĂšbre pour ses peintures monochromes sur papier aux Lavis (technique d’encre et d’eau).

© Sesshu Toyo, 1495 Tokyo National Museum

À l’époque d’Edo, Utagawa Hiroshige (1797-1858) a redu hommage au Mont Fuji dans son chef d’Ɠuvre : les Trente-six vues du mont Fuji Fugaku sanjĂ»-rokkei (1830-1833).

© Utagawa Hiroshige, Le mont Fuji reflété dans le lac, à Misaka, dans la province de Kai (KÎshû Misaka no umizura suimen) BNF

Nuages de brume –
par intermittence
les cents vues du mont Fuji
Basho

De son cĂŽtĂ©, Katsushika Hokusai (1760-1849) a reprĂ©sentĂ© le mont Fuji depuis plusieurs quartiers et monuments d’Edo, selon diffĂ©rents points de vue et moments de la journĂ©e. Entre 1834 et 1840, il a rĂ©alisĂ© une seconde sĂ©rie comptant presque cent vues !

© Katsushika Hokusai, La passe de Mishima dans la province de Kai (KÎshû Mishima-goe) BNF
LITTÉRATURE

La montagne, et surtout le Fuji-san, est immortalisĂ©e dans d’innombrables Ă©crits et poĂšmes. Je nomme ici Saigyƍ Hƍshi et Kamo no ChĂŽmei.

Auteur le plus citĂ© du recueil classique Shin-Kokinshu (1205), Saigyƍ Hƍshi (1118-1190), guerrier de noble condition qui a fuit la sociĂ©tĂ© et devenu un moine errant, a dĂ©finitivement intronisĂ© dans la culture japonaise le thĂšme de la « montagne profonde » shinrin, oĂč de loin en loin l’on rencontre un « hameau solitaire » yamazato no sekiryo, etc. ) tout un trĂ©sor d’expressions qui vont Ă©tablir, pour la postĂ©ritĂ©, un rapport immĂ©diat entre la montagne, la solitude et certain sentiment de calme, teintĂ© de mĂ©lancolie sabishi, le tout valorisĂ© tant moralement qu’esthĂ©tiquement.

Dans un village de montagne
Ă  la fin de l’automne,
c’est lĂ  qu’on apprend
ce que signifie la tristesse
dans le souffle du vent d’hiver.
Ne m’arrĂȘtant pas pour marquer le sentier,
laissez-moi pousser encore plus profondément
dans la montagne!
Il y a peut-ĂȘtre un endroit
oĂč les mauvaises nouvelles ne peuvent jamais m’atteindre !

extrait de PoĂšmes de ma hutte de montagne

De son cĂŽtĂ©,  Kamo no ChĂŽmei, fils d’un prĂȘtre shintoiste, est connu pour son autobiographie, Notes de ma cabane de moine, rĂ©digĂ©e en 1212, qui traite de l’universelle prĂ©caritĂ© de la vie humaine, de la dĂ©couverte de la montagne et le salut par la nature.

Que faut-il donc faire pour « goĂ»ter un instant le contentement du cƓur » ? Il vient Ă  l’idĂ©e de ChĂŽmei de se construire un ermitage.[…] ChĂŽmei dĂ©crit l’existence qu’il y mĂšne, fruste mais agrĂ©mentĂ©e par la contemplation des paysages, la poĂ©sie et la musique. Il possĂšde encore quelques livres, et a emportĂ© son biwa, une sorte de luth.[…] « J’assimile ma vie Ă  un nuage inconsistant, je n’y accroche pas mon espoir et n’éprouve pas non plus de regret. » source

En 1964, l’Ă©crivain et alpiniste KyĂ»ya Fukada (1903-1971) a Ă©tabli la liste des 100 montagnes les plus cĂ©lĂšbres du Japon Nihon Hyaku meizan, en fonction de l’altitude des diffĂ©rents sommets, « de la dignitĂ© de la montagne, du caractĂšre historique, de l’individualitĂ© de la montagne » et de la beautĂ© des paysages. Depuis, l’ascension de ces 100 sommets est devenu un dĂ©fi pour les randonneurs japonais.

Azaleees en fleur
dans le village de montagne
blancheur du riz cuit
Buson
Contre le vent de la montagne
il lutte en marchant
le passereau
Issa

10/2021

La Mer I UMI NO HI

°°°

Le Japon est un État insulaire dont la superficie terrestre est augmentĂ©e par l’Ă©tendue de ses eaux territoriales, couvrant au total 4,51 millions de km2 et comptant officiellement 8 645 Ăźles. source

Écrire cet article sur la mer fut un dĂ©fi ! J’ai rĂ©alisĂ© que le sujet est limite tabou pour les Japonais alors que leur pays est maritime !

La mer est fĂȘtĂ©e que depuis 1996, le troisiĂšme lundi du mois de juillet, Umi no hi, littĂ©ralement « Jour de la mer ». En outre, cette cĂ©lĂ©bration n’est rattachĂ©e Ă  aucune tradition ancienne malgrĂ© que la mythologie et l’histoire nippones soient nĂ©es dans la Mer IntĂ©rieure Setonaikai !

Mythologie et folklore
Ryujin est le dieu de la mer dans la mythologie japonaise. C’est un dragon, symbole de la puissance de l’ocĂ©an, pourvu d’une large gueule et capable de prendre forme humaine. Il vit Ă  RyĆ«gĆ«-jƍ d’oĂč il contrĂŽle les marĂ©es grĂące Ă  des joyaux magiques. Les tortues marines, les poissons et les mĂ©duses sont souvent dĂ©crites comme Ă©tant ses serviteurs.
Ryujin est le pĂšre de la magnifique dĂ©esse Otohime qui Ă©pousa le prince chasseur Hoori. Le premier empereur du Japon, Jimmu, Ă©tant prĂ©sentĂ© comme le petit-fils d’Otohime et de Hoori, Ryujin est considĂ©rĂ© comme l’un des ancĂȘtres de la dynastie impĂ©riale japonaise. Wikipedia
Umi-bozu est le moine de la mer, dĂ©mon de la tempĂȘte, craint des marins. On le reprĂ©sente comme un religieux bouddhiste vĂȘtu entiĂšrement de noire et la tĂȘte rasĂ©e. Parfois confondu avec Shojo, esprit marin des lĂ©gendes, que l’on croit avide de sakĂ©. Cet ĂȘtre est reprĂ©sentĂ© sous apparence humaine, avec de longs cheveux rouges. Le Japon Dictionnaire et civilisation de Louis FrĂ©dĂ©ric

RELIGION

Les poissons, les coquillages et les algues faisaient partie des produits marins offerts aux divinités jÎbun.  Le sel, pour sa part, il a une fonction purificatrice qui demeure vivace dans les habitudes populaires notamment lors des funérailles.

Dans l’odeur du port
du village de pĂȘcheurs
les danses sous la lune
SHIKI

histoire et politique

L’histoire de l’univers maritime aurait toujours Ă©tĂ© occultĂ©e par l’État et par les historiens eux-mĂȘmes, d’aprĂšs une Ă©tude approfondie rĂ©alisĂ©e par Yoshihiko Amino – Les Japonais et la mer

Le tribut offert Ă  l’empereur par les pĂȘcheurs ama, les marins kaifu et les poseurs de filets amiudo  fut composĂ© de produits de la mer : poissons, coquillages et algues.

Au Moyen Age, des impÎts furent créés sur les revenus tirés du commerce et des transports. Puis, des péages et des barriÚres furent installés le long des routes terrestres, fluviales et maritimes.

Au 14Úme siÚcle, le long du littoral sur des collines dominant la mer on construit des chùteaux de mer umishiro  postes de garde pour juguler la piraterie  mais par la suite aux 15e et 16e siÚcles ils se transformÚrent souvent en établissements de contrÎle des taxes que les navires devaient acquitter.

A partir du 17Ăšme siĂšcle, la mer s’est vue attribuer une place secondaire durant le replis protectionniste qui a durĂ© deux siĂšcles. En 1603, le shƍgun Tokugawa Ieyasu (1543-1616) a imposĂ© la fermeture du pays sakoku, littĂ©ralement enchaĂźnement du pays. Par consĂ©quent, la mer s’est vue occultĂ©e par la riziĂšre ! La cour impĂ©riale et les seigneurs ont imposĂ© des taxes et des redevances Ă  la population. Ainsi, le riz est devenu un produit noble, symbole de richesse.

 arts

Il suffit de comparer les deux Ɠuvres picturales des maütres Hokusai et Hiroshige pour comprendre le caractùre bipolaire de la mer.

Hokusai représente la mer dévastatrice, périlleuse, en pleine colÚre dans la baie de Sagami.

L’écume de la vague en forme de griffes de dragon est l’une des particularitĂ©s du style de Hokusai [
] L’artiste souligne la domination de la force impĂ©tueuse de la nature sur la fragilitĂ© humaine, reprĂ©sentĂ©e ici par de petites barques Ă  la merci de la mer. Japon de Rosella Menegazzo

© Katsushika Hokusai, Kanagawa-oki nami-ura Sous la vague au large de Kanagaa de la série Fugaku Sanjurokkei Trente-six vue du mont Fuji vers 1830-1832

Tandis que Hiroshige nous rĂ©vĂšle une mer apprivoisĂ©e, peu profonde, la Mer IntĂ©rieure Setonakai, typiquement nippone, avec des Ăźlots parĂ©s de pins torturĂ©s. Les tourbillons de Naruto attirent encore aujourd’hui les spectateurs. J’ai eu l’occasion d’admirer ce tableau marin unique lors de mon 6Ăšme voyage.

© Utagawa Hiroshige Awa naruto no fukei vue des tourbillons du dĂ©troit de Naruto , prĂšs de l’ile d’Awaji de la sĂ©rie Neige, lune, fleurs, 1857

Depuis des siĂšcles, l’activitĂ© artistique a pour cadre les cĂŽtes de la Mer IntĂ©rieure Setonakai. Elle a Ă©tĂ© classĂ©e parc national naturel en 1934 avant le Mont Fuji ! Je l’ai dĂ©couverte lors de mon 2Ăšme voyage. Ces milliers de petites Ăźles m’ont Ă©mue par leur magnificence.

Naoshima et Inujima abritaient des usines de bronze dont la pollution Ă  l’acide sulfurique s’étendait jusqu’à Teshima. Une fois leur activitĂ© stoppĂ©e, les Ăźles se sont retrouvĂ©es avec peu d’habitants, principalement des personnes ĂągĂ©es. C’est Tetsuhiko Fukutake, devenu fortunĂ© grĂące Ă  l’édition de manuels scolaires, qui a eu l’idĂ©e en 1990 de transformer ses Ăźles de son enfance en MusĂ©es Ă  ciel ouvert. Depuis sa disparition, son fils, Soichiro a pris la relĂšve de la fondation paternelle.

Lieux magiques Ă  explorer et si passionnĂ©(e) d’art rendez-vous Ă  la triennale de l’art contemporain de Setouchi qui se dĂ©roule sur… 12 Ăźles !

Mettez « les voiles »… dĂšs que possible !

Tout sent la mer
dans le voyage en bateau
BASHO

 

9/2021

LA PLUIE AME  I  LA SAISON DES PLUIES TSUYU

°°°

Que vous inspire la pluie ? Délectation ou détestation ?

Les Japonais sont hypersensibles Ă  l’humeur de la pluie ame qui se met dans tous ses Ă©tats au grĂ© des saisons – bruines de printemps, typhons dĂ©vastateurs, moussons ravageurs – et cela se reflĂšte dans les croyances religieuses et indigĂšnes, la langue, les Ɠuvres Ă©crites, la peinture, l’architecture…

TSUYU_LA SAISON DES PLUIES

Tsuyu “pluie de prunes” dĂ©signe la saison des pluies allant de fin mai Ă  la fin juillet selon la rĂ©gion, pĂ©riode qui coĂŻncide avec la rĂ©colte des prunes.

J’ai fait l’expĂ©rience du plus grand orage shuchu-go depuis 1957, lors de mon 1er voyage Ă  Kyoto au printemps 2012 : terrifiĂ©e par les rafales et les tonnerres, j’ai quittĂ© le parc du chĂąteau Nijo Ă  la vitesse d’un shinkansen. Puis, lors du 4Ăšme voyage, Ă  Tokyo, j’ai subi durant 5 jours des averses diluviennes incessantes accompagnĂ©es de chaleur
 un supplice !

CROYANCES

D’aprĂšs l’historien Alain Corbin, l’attention portĂ©e aux phĂ©nomĂšnes mĂ©tĂ©orologiques, leur lecture, leur apprĂ©ciation sont liĂ©es aux systĂšmes des croyances.

> Croyances religieuses

  • Shinto

Inévitablement, le shinto a sa divinité de la pluie et de la neige, Okami-no-kami dans le Kojiki° ou Kuraokami dans le Nihon Shoki°°, qui est à la fois un légendaire dragon japonais.

Puis, le frĂšre de la dĂ©esse du soleil Amaterasu, dĂ©nommĂ© Susanoo, Dieu nĂ©faste de la mer, des tempĂȘtes et des intempĂ©ries exilĂ© du ciel sur terre, puis dĂ©gradĂ© en divinitĂ© des enfers et des revenants.

  • Bouddhisme

Convaincue des relations entre l’homme et les divinitĂ©s, des cĂ©rĂ©monies bouddhiques de confession des fautes et psalmodie de soĂ»tras Ă©vitaient aux hommes de subir de longues sĂ©cheresses.

Le souverain, de son cĂŽtĂ©, se devait de changer le nom de l’ùre nengĂŽ** en fonction des catastrophes, guerres, Ă©pidĂ©mies, orages ou inondations.

Encore aujourd’hui, certains moines itinĂ©rants  Yamabushi, anachorĂštes de shugendĂŽ* qui vivent dans les montagnes, dĂ©tiennent l’art de faire tomber la pluie.

> Croyances indigĂšnes

  • Les revenants Yurei

Vers la fin du IXe siĂšcle, Ă  la suite des Ă©pidĂ©mies propagĂ©es en raison de l’agrandissement de Heian Kyo (actuelle Kyoto), le bouddhisme se rallia aux croyances indigĂšnes relatives Ă  l’existence d’un lien entre le monde des morts et les catastrophes naturelles. On attribuait les inondations et les Ă©pidĂ©mies aux ĂȘtres malĂ©fiques, les revenants yureiyuu signifiant « sombre » et rei « Ăąme ou esprit » – que l’on chassait avec des rites d’exorcismes.

Souvent reprĂ©sentĂ©s par le dieu Susanoo liĂ© aux tempĂȘtes et aux intempĂ©ries, il s’agit des dĂ©funts qui ont subi une mort brutale, un destin tragique, des morts sans descendance, oubliĂ©s des vivants ou dans un Ă©tat de passion et de folie qui empĂȘche la comprĂ©hension du caractĂšre illusoire du monde.

L’existence des revenants demeure une conviction contemporaine, omniprĂ©sents dans les films, la littĂ©rature, le manga…

  • Superstition

Une superstition pour conjurer la pluie : il suffit d’accrocher Ă  la fenĂȘtre ou Ă  l’avant-toit la veille d’un dĂ©part,  une poupĂ©e artisanale fabriquĂ©e avec du papier ou du tissu blanc tout en chantant une comptine traditionnelle en guise de priĂšre Teru teru bozu

Teru-teru-bƍzu, teru bƍzu
Ashita tenki ni shite o-kure […]
Sore de mo kumotte naitetara
Sonata no kubi wo chon to kiru zo

Teru-teru-bozu, teru bozu
Fais que demain soit une journĂ©e ensoleillĂ©e […]
Car s’il fait nuageux et que tu pleures
Je devrai te couper la tĂȘte

ENRICHISSEMENT Du langage

La sensibilité des Japonais face à la pluie se reflÚte dans le langage par la création des onomatopées expressives

shito shito : le son d’une pluie fine
zaza zaza : le son d’une pluie forte

et de mots (environ 71)  pour désigner la pluie !

Telle pluie ne tombe qu’en telle saison, voire Ă  tel moment de la journĂ©e, parce qu’elle est insĂ©parable de tout un monde de sensations, d’émotions, d’évocations dont l’enchaĂźnement plus ou moins codifiĂ© l’enclave dans un certain paysage. Le sauvage de l’artifice, Augustin Berque

Sans parler des nuages ! Il y a 21 termes traditionnels :

amagumo : nuage chargé de pluie
raiun : nuage orageux
shirakumo : nuage pĂąle, nuage blanc
hekiun : nuage bleuĂątre…

Une calligraphie se trouve Ă  cĂŽtĂ© de moi, celle d’un abbĂ© zen du temple de Manpuku-ji Ă  Kyoto. Voici son message : La voix des nuages entre dans la nuit et chante. C’est une description parfaite des nuits pluvieuses ici Ă  Kameoka, quand la pluie tapote le toit et que je puis entendre l’impĂ©tueux cours d’eau, au bas du jardin. Japon perdu, Alex Kerr

La pluie occupe une place primordiale dans toutes les formes d’arts : littĂ©rature, poĂ©sie, peinture


LITTÉRATURE_HAIKU_WAKA_ POESIE VISUELLE
La pluie en ce dĂ©but d’étĂ© tombait plus dur que les annĂ©es prĂ©cĂ©dentes, pas la moindre tache claire ne trouait le ciel nuageux. Le Dit du Genji, Murasaki Shikibu

Un jour de pluie, oĂč l’on s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis aimĂ©. Sei ShĂŽnagon, Notes de chevet (19. Choses qui font naĂźtre un doux souvenir du passĂ©).

La pluie apparaĂźt dans la littĂ©rature japonaise en mĂȘme temps que le Kojiki (Chronique des choses anciennes, achevĂ© en 712), le plus ancien ouvrage parvenu jusqu’à nous. La premiĂšre anthologie de poĂšmes, le Man.yĂŽshĂ» (Recueil des dix mille feuilles, achevĂ© vers 760) distingue dĂ©jĂ  harusame (pluie de printemps), yĂ»dachi (pluie d’étĂ©), shigure (pluie glacĂ©e), murasame (pluie sur le village), kosame (petite pluie) et naga-ame (longue pluie). La pluie et ses nuances constituent Ă©galement un « mot de saison » (kigo) dans le haiku (poĂšme bref de 17 syllabes). source Komachiya Teruhiko, Nihon daihyakka zensho, Shogakukan, article « pluie ».

Hi no michi ya
moi katabuku
satsuk – ame
Trajectoire du soleil –
Les fleurs de la mauve se penchent
dans le crachin de juin

Matsuo BashĂŽ (1644-1694)

Bushosa ya kaki –
okosareshi  
haru no ame
Paresse –
A mon lever
La pluie printaniĂšre

Matsuo BashĂŽ (1644-1694)

Hana no iro wa
Utsuri ni keri na
Itazura ni
Waga mi yo ni furu
Nagame seshi ma ni.

La fleur s’est fadĂ©e,
Vaine Ă©tait sa couleur.
Il pleuvait sans cesse,
Alors que je vieillis
Contemplant ce monde humain.

ONO no Komachi (825-900)

De son cĂŽtĂ©, la poĂ©sie visuelle contemporaine, nĂ©e au Japon grĂące Ă  Kitasono Katsue et Niikuni Seiichi, entretient des liens avec l’image car elle donne Ă  voir la pluie sur base des signes d’écriture. C’est Kitasono Katsue qui a composĂ© l’un des premiers poĂšmes visuels japonais contemporains en 1958.

Ici, l’idĂ©ogramme choisi par Niikuni Seiichi Ă©voque, grĂące Ă  un « dĂ©chaĂźnement scriptural », le bruit qu’elle fait en tombant.雹 rain” by seiichi niikuni (1966)

雹 rain”  Seiichi Niikuni (1966)

PEINTURE

[…] plaisir du regard. La pluie colore les Ă©lĂ©ments de la nature. Elle leur confĂšre une beautĂ© inattendue, dont l’individu se dĂ©lecte. Histoire buissonniĂšre de la pluie, Alain Corbin

Le spectacle visuel qu’offre la pluie fait l’objet d’interprĂ©tations picturales. La cĂ©lĂšbre estampe de Hiroshige, oĂč la pluie se trouve reprĂ©sentĂ©e Ă  l’aide de traits obliques qui barrent l’ensemble du paysage, a fortement inspirĂ© Van Gogh.

© Ohashi Atake no Yudachi, Hiroshig
© Pont sous la pluie (d’aprĂšs Hiroshige), Vincent van Gogh, 1887
ARCHITECTURE

Les toits saillants d’une maison traditionnelle, protĂšge l’intĂ©rieur des prĂ©cipitations. GrĂące Ă  son architecture, la pluie devient un « tableau de saison » … typiquement japonais.

Ma saison prĂ©fĂ©rĂ©e arrive plus tard vers la fin mai ou dĂ©but juin, quand commence la saison des pluies. les grenouilles des riviĂšres environnantes se mettent Ă  coasser et mes ami de Tokyo lorsqu’ils appellent sont stupĂ©faits de pouvoir les entendre mĂȘme au tĂ©lĂ©phone. Telles des pierres d’émeraudes, les grenouilles sautillent en tout sens, dĂ©corent feuilles et pierres de guĂ©. Puis les lotus fleurissent et la pluie lourde tambourine agrĂ©ablement sur le toit de ma chambre. Dormir Ă  la saison des pluies est toujours un plaisir. Japon perdu, Alex Kerr

Pluie de printemps –
Toute chose
Embellit

Chiyo-Ni (1703-1775)


Kokiji (711) et Nihon shoki (720)  : les Ă©critures majeures du shintĂŽ, chroniques en forme de gĂ©nĂ©alogie qui enregistrent les gĂ©nĂ©rations tant divines qu’humaines qui se sont succĂ©dĂ©es depuis l’Age des Dieux et la crĂ©ation du monde.

shugendĂŽ : tradition spirituelle liĂ© Ă  l’ascĂ©tisme en montagne dont le but est le dĂ©veloppement d’expĂ©riences de pouvoirs spirituels gen par la pratique dƍ vertueuse de l’ascĂšse shu. Religion syncrĂ©tique incorporant des aspects du taoĂŻsme, du shinto, du bouddhisme Ă©sotĂ©rique et du shamanisme japonais traditionnel.

nengo : nom d’Ăšres. Chaque souverain, Ă  son avĂšnement, dĂ©crĂ©tait urne Ăšre nouvelle et en changeait si les circonstances le demandaient ou si, tout simplement il lui convenait de marquer une scission dans la continuitĂ© de son rĂšgne. A partir de 1868, il n’y a eu plus qu’une seule Ăšre par souverain et on dĂ©signa aprĂšs leur mort chaque empereur du nom de on Ăšre.

 

8/2021

IRIS, LE RADIEUX

°°°

© Hokusai Katsushika, Iris et sauterelle, Série dite des « Grandes Fleurs »

On prĂȘte aux fleurs « non seulement une beautĂ© personnelle, mais des qualitĂ©s, des mouvements d’humeur, un caractĂšre complet, une Ăąme, minuscule reflet de la grande Ăąme de la nature. [
] Le Livre des Fleurs  de Georges Ohsawa

Admirer les fleurs de cerisiers au printemps et les feuilles d’érables en automne est une tradition inscrite dans l’ADN des Japonais. Chaque fleur et arbre est cĂ©lĂ©brĂ©(e) et/ou dĂ©ifiĂ©(e) sur base du calendrier des floraisons car aduler le vĂ©gĂ©tal fait partie intĂ©grante de l’esthĂ©tique japonaise.

Je dĂ©die cet article Ă  l’IRIS, peu abordĂ© dans les Ă©crits et de maniĂšre Ă©parse, pourtant objet d’une symbolique dĂ©bordante au Japon, magnifiĂ© dans la mythologie, les traditions et les coutumes, les codes esthĂ©tiques, ainsi que dans toutes les formes d’arts.

ORIGINES

La fleur d’iris est une liliacĂ©e mythique. L’iris japonais provient d’un ancĂȘtre d’Asie, l’iris ensata. Pour admirer 250 espĂšces d’iris, il suffit de sĂ©journer dans le Ryokan Ishidaya.

Les variĂ©tĂ©s les plus admirĂ©es, sur un cours d’eau, un Ă©tage ou une mare, sont kozasagawa, nemurijishi, chiyo-no-haru, miyoshinoe et haru-no-umi.

MYTHOLOGIE

La fleur d’iris est citĂ©e pour la premiĂšre fois dans Kojiki.° AprĂšs la mort d’Izanami, qui crĂ©a les dieux du Vent, des Montagnes, des OcĂ©ans et du Feu, Izanagi est descendu dans la Nuit Ă©ternelle pour la rechercher mais sans succĂšs. Une fois remontĂ© sur terre, les vĂȘtements qu’il retira avant de se purifier dans une riviĂšre, se transformĂšrent en douze dieux et ses bijoux en fleurs – un bracelet en iris, un autre en lotus et un collier en chrysanthĂšme.

Kokiji° : Les Ă©critures majeures du shintĂŽ, sont Kokiji et le Nihonshoki, chroniques en forme de gĂ©nĂ©alogie qui enregistrent les gĂ©nĂ©rations tant divines qu’humaines qui se sont succĂ©dĂ©es depuis l’Age des Dieux et la crĂ©ation du monde.
Izanami et Izanagi°° : couple fraternel, créateur des ßles du Nippon

FESTIVAL DE L’IRIS & SYMBOLISME

Le festival des iris existe depuis l’époque Heian (794-1185) et se dĂ©roule le 5e jour du 5e mois en mĂȘme temps que la fĂȘte des garçons Kodomo no Hi (on accroche au vent les koi nobori, banniĂšres en forme de carpe symbolisant la force, la persĂ©vĂ©rance et la longĂ©vitĂ©).

On confĂšre Ă  l’iris un rĂŽle purificateur et protecteur. Pour se prĂ©server des mauvais esprits et contre l’incendie, on couvrait les toits de feuilles d’iris shĂŽbu et de branches d’armoise (parfois l’iris est cultivĂ© sur la toiture en chaume). Pour se protĂ©ger de la maladie, on accrochait des iris aux murs du Palais et dans les demeures ainsi qu’aux Ă©pĂ©es et aux palanquins, et bien sĂ»r on prenait des bains d’iris.

Le souverain portait une guirlande d’iris et servait Ă  ses hauts fonctionnaires du vin dans lequel on trompait des feuilles d’iris. Puis, en guise d’élĂ©gance, les gentilshommes et les dames attachaient des iris dans leurs coiffures.

Feuilles d’iris des marais
je les noue
aux laniĂšres de mes sandales

Basho

On organisait aussi des compĂ©titions de chevaux et de tir Ă  l’arc
aux vertus prophylactiques. Sans oublier, le concours de jardin, une variante des jeux de comparaison, dans lequel deux Ă©quipes s’affrontaient pour crĂ©er le plus beau jardin.

Objet d’une symbolique trĂšs riche au Japon, l’iris est traditionnellement Ă©voquĂ© dans un grand nombre de poĂšmes et de piĂšces de thĂ©Ăątre. L’iris est tout Ă  la fois associĂ© au printemps, Ă  la fĂ©conditĂ©, mais aussi Ă  la nostalgie, au passĂ© lointain ; il symbolise Ă©galement la virilitĂ© et les samouraĂŻ, la forme des feuilles Ă©voquant la lame de leur sabre katana.

code esthétique & AMOUR

A l’ñge d’or Heian, la sensibilitĂ© esthĂ©tique avait plus de valeur que la vertu. Le code du beau a atteint le summum de l’élĂ©gance mais aussi de la sophistication. Adresser une lettre Ă  sa bien-aimĂ©e Ă©tait un art complexe rĂ©git par des rĂšgles : le choix de la couleur du papier et de sa note de parfum, la nuance de couleur du bouton de fleur qui l’accompagne…

Par ailleurs, l’amoureux se devait de cueillir dans les Ă©tangs les iris qu’il allait offrait. L’intensitĂ© des sentiments se mesurait Ă  la longueur des racines
. l’art de se passer des mots pour prouver son amour.

Dans tous les Ă©tangs
j’ai trempĂ© mes manches
en quĂȘte d’iris
aux racines aussi profondes
que mon amour.
SanjĂŽin no NyĂŽkurĂŽdo Sakon, shin KokonshĂ»,vol XI

DANSE KABUKI

Tenaraiko, danse de Kabuki crĂ©Ă©e Ă  Edo en 1792 sous le nom de Kakitsubata nana no Someginu, prenant pour sujet l’innocence d’une jeune Ă©coliĂšre. Le Japon Dictionnaire et civilisation Louis FrĂ©dĂ©rice

Invité par un homme le 4 mai,
j’ai vu l’acteur de kabuki Yoshioka Motome.
Comme il est mort le lendemain, ce haĂŻku est
son oraison funĂšbre

Les fleurs d’iris
fanĂ©es en une nuit –
Ah Motome !
BashĂŽ

HAIKU

Tous les Japonais ont la fibre poĂ©tique et sont, pour ainsi dire, des poĂštes de nature ; ils sont peut-ĂȘtre enclins Ă  s’exprimer en vers parce qu’ils sont nĂ©s dans un pays d’une grande beautĂ© scĂ©nique et artistique. We Japenese

© Utagawa Hiroshige Jardin d’iris Ă  Horikiri

Oh tous ces iris!
Et pareil Ă  s’y mĂ©prendre
leur reflet dans l’eau.

BashĂŽ, Journaux de voyage

© Utagawa Hiroshige EtĂ© dans un jardin d’iris

Chant triste                                                  
du coucou,
Iris du dĂ©but d’Ă©tĂ©,
sans savoir pourquoi
me voici amoureux.

Kokin-shu 480 Anonyme

LITTÉRATURE

Le chapitre IX des Contes d’Ise Ise monogatari a inspirĂ© plusieurs artistes et disciplines.

Ils arrivĂšrent dans la province de Mikawa Ă  un lieu-dit les Huit-Ponts (Yatsu-hashi). On appelle ainsi celui-ci parce que la riviĂšre se sĂ©pare en bras comme des pattes d’araignĂ©e et qu’on passe sur huit ponts. Dans le voisinage de cette plaine marĂ©cageuse, ils mirent pied Ă  terre et mangĂšrent leur riz froid. En cet endroit marĂ©cageux, les iris fleurissaient splendidement. Les regardant, l’un des compagnons dit : il serait amusant de composer un acrostiche en prenant les cinq syllabes du mot kakitsubata (iris). Alors cet homme composa ce poĂšme :

Comme un beau vĂȘtement
Auquel on s’est attachĂ© en le portant
J’ai une femme
Dans ce voyage qui m’a amenĂ© si loin
Je pense Ă  elle avec des regrets.

Quand il eut rĂ©citĂ© ces vers, tous pleurĂšrent tant sur leur riz sec qu’il en fut tout dĂ©trempĂ©. Tous Ă©taient tristes, il n’en Ă©tait pas un qui n’eut laissĂ© Ă  la capitale (Kyoto) une femme aimĂ©e.

  • THÉÂTRE NÔ

Kakitsubata « fleurs d’iris » est le titre d’une piĂšce de thĂ©Ăątre NĂŽ. Un religieux itinĂ©rant rencontre une jeune femme noble qui l’invite Ă  passer la nuit dans sa rĂ©sidence. Elle se vĂȘt luxueusement et se rĂ©vĂšle Ă  lui comme Ă©tant l’esprit de la fleur d’iris cĂ©lĂ©brĂ©e dans un poĂšme d’Ariwara no Narihira. Le Japon Dictionnaire et civilisation Louis FrĂ©dĂ©ric

Le poÚte Ariwara no Narihira a composé un acrostiche sur les cinq syllabes du mot kakitsuhata, iris en langue ancienne.

KAragoromo
KIsutsu narenishi
TSUma shi areba
HAru-baru kinuru
TAbi wo shi zo omohu

Comme une robe merveilleuse
longtemps portée, chérie de plus belle
ainsi Ă  la femme qui est mienne
se noue le fil de mes pensées
en ce voyage qui m’en tient Ă©loignĂ©

  • ESTAMPE

Harunobu Suzuki (1725-1770) a peint l’estampe Les « Huit Ponts » dans la province de Mikawa, en utilisant sa propre technique crĂ©Ă©e en 1765 nishiki-e  (aussi appelĂ© Edo-e du nom de la pĂ©riode) qui consiste en l‘impression d’estampes ukiyo-e utilisant de 5 Ă  10 couleurs (et autant de blocs d’impression).

© BibliothÚque nationale de France

  • PARAVENT BYOBU

Ogata Korin (1658-1710), maĂźtre du style dĂ©coratif capable de reprĂ©senter l’essence mĂȘme des choses comme un philosophe, a Ă©galement Ă©tĂ© inspirĂ© par cet Ă©pisode d‘Ise Monogatari Contes d’Ise.

La cĂ©lĂšbre paire de paravents Ă  6 feuilles met en valeur les iris sur une surface recouverte de feuilles d’or qui ont la particularitĂ© d’absorber la lumiĂšre des sources les plus tĂ©nues et d’éclairer l’obscuritĂ© des piĂšces Ă  l’époque oĂč l’éclairage artificiel Ă©tait inexistant.

Il a peint selon le style mokkutsu « sans os » technique de peintre de paysages dans laquelle fleurs et feuilles sont simplement indiquĂ©es par des touches d’encre ou de couleur sans lignes les dĂ©limitant. Une technique moderne dĂ©rivĂ©e dĂ©nommĂ©e mĂŽrĂŽtai.

Le paravent d’Ogata Korin Iris, peint vers 1701, est exposĂ© en mai et juin de chaque annĂ©e au Tokyo Nezu Museum

© Tokyo Nezu Museum

estampes & ART OCCIDENTAL

Le Japon a participé pour la premiÚre fois à une exposition universelle en 1867, à Paris, ce qui a permit de découvrir la culture japonaise, dont les estampes, et donner naissance dans les années 1870 au phénomÚne culturel nommé le « Japonisme »

Cet exotisme, dont les mobiles intimes sont rĂ©vĂ©lateurs, pousse toujours plus avant, et, au moment oĂč s’emploie l’Impressionnisme, c’est le Japon qui devient la rĂ©fĂ©rence principale : les gravures d’Hokusai, d’Utamaro, figurent au fond de certaines toiles de Manet, sont transposĂ©es dans les premiers grands portraits de Monet et exercent une action bouleversante sur la peinture de Van Gogh. Les puissances de l’image de RenĂ© Huyghe

Vincent Van Gogh (1853-1890) Ă©crivait du Sud de la France Ă  son frĂšre :  Ma vie devient ici de plus en plus celle d’un peintre japonais.

La luminositĂ© des couleurs claires, le rythme entraĂźnant des lignes et des points, la force expressive renforcĂ©e par la simplifications des contours et le fait d’encrer les surfaces dĂ©coratives au niveau de la toile l’avait rendu captif des ukyo-e. Ryokan Editions Könemann

© Domaine public, Vincent van Gogh, Les iris, peinture Ă  l’huile, 1889

Lors de mon 2Ăšme voyage en 2013, ma camĂ©ra a immortalisĂ© les premiers iris croisĂ©s sur mon chemin, Ă  Kurashiki, Matsuyama, Uchiko, villes situĂ©es sur l’Ăźle de Shikoku.

Du violet des nuages
au mauve des iris
ma pensée va sans cesse
Chiyo-ni

Iris, le Radieux, la grùce éphémÚre !

 

 

7/2021

LE CULTE DES SAISONS I SHIKI

°°°

Chaque annĂ©e, le 4 mai, le Japon fĂȘte MIDORI NO HI le jour vert oĂč l’on communique avec la nature et on la remercie… tout en oubliant ses violences.

L’ñme japonaise vĂ©nĂšre Ă©galement les saisons shiki, respectivement associĂ©es au bois, au feu, au mĂ©tal et Ă  l’eau (les 18 derniers jours de chacune doyo sont associĂ©s Ă  la terre). Elles se distinguent au niveau du climat et des catastrophes naturelles, de la flore, mais aussi des Ă©vĂšnements sociaux, des coutumes, de la gastronomie, etc…

LA FLORE

Le printemps, l’étĂ©, l’automne et l’hiver possĂšdent chacun leurs reprĂ©sentants : depuis les pins Ă  feuillages persistants, les pruniers et les cerisiers en fleurs, jusqu’aux graminĂ©es estivales, aux fleurs des champs, aux bambous, aux chrysanthĂšmes et aux feuillages nus d’automne, voire aux blancheurs de la neige, en passant par les azalĂ©es et les iris. Ryokan, Editions Könemann

Les Japonais communient avec le vĂ©gĂ©tal qui d’ailleurs rĂšgne dans la vie quotidienne et dans toutes les formes d’art.

Selon la croyance shinto, la nature a une Ăąme et les arbres sont habitĂ©s pas les kami, esprits de la nature dĂ©ifiĂ©s. Chaque mois de l’annĂ©e possĂšde sa fleur ou son arbre favori, les saisons de floraison variant selon la rĂ©gion (calendrier des floraisons).

Kono matsu no mibae
seshi yo ya
kami no aki
Oh ! Ce pin aurait poussé
Ă  l’Ăąge des dieux…
Automne des kami !

L’amour des fleurs se retrouve dans l’art du bouquet ikebana, codifiĂ© depuis le XVIe siĂšcle : proscrire la symĂ©trie, mettre les fleurs dans leurs position naturelle, connaĂźtre les symboles (pin matsu longue vie, bambou take prospĂ©ritĂ©, fleur de prunier ume no hana sagesse
), tenir compte de la forme du vase


Puis, on a Ă©tablit un rĂ©pertoire national du Beau comprenant des sites meisho nĂ©s d’une Ă©motion littĂ©raire, d’un Ă©pisode historique ou lĂ©gendaire dont la cĂ©lĂ©bration est essentiellement collective.

 

FÊTES ET RITES SAISONNIERS

DĂ©nommĂ©es savamment nenchugyoji rites saisonniers, mais aussi matsuri fĂȘtes ou encore monbi jour oĂč l’on revĂȘt le vĂȘtement aux armoiries familiales, les cĂ©lĂ©brations annuelles de tokiori les pliures du temps, oĂč le monde profane se revivifie au contact du sacrĂ© garde la clartĂ© d’un ciel sans nuages. Ce monde Ă©chappe ainsi aux processus de dĂ©gradation des choses dans le temps auquel il serait sinon vouĂ©. Les dates festives sont fixĂ©es en fonction des multiples calendriers qui coexistent au Japon (le calendrier solaire, luni-solaire, grĂ©gorien, bouddhiste
) Dictionnaire de la civilisation japonaise Ă©dition Hazan

 

LITTÉRATURE ET POÉSIE

DĂšs l’époque Heian (794-1185) les Ă©crivains portaient une attention extrĂȘme Ă  la nature dans son instantanĂ©itĂ©.
La sensibilitĂ© aux variations les plus subtiles de la nature Ă©tait un attribut des « gens biens ». Faute de possĂ©der cette sensibilitĂ©, il Ă©tait impossible de pĂ©nĂ©trer la « qualitĂ© Ă©motive des choses », considĂ©rĂ©e comme la base de toute luciditĂ© esthĂ©tique ou mĂȘme morale. Yvan Morris La vie de cour dans l’ancien Japon au temps du Prince Genji

Murasaki Shikibu dans Genji monogatari Le Dit du Genji Ă©tait obnubilĂ©e pas les transformations annuelles de la nature et les effets qu’elle pouvait avoir sur les hommes.  Une multitude de phĂ©nomĂšnes naturels sont devenus mĂ©taphores des Ă©motions humaines.

© Domaine public

Au printemps c’est l’ordre que je prĂ©fĂšre. La cime des monts devient peu Ă  peu distincte et s’éclaire faiblement. Des nuages violacĂ©s s’allongent en minces traĂźnĂ©es. Sei ShĂŽnagon, Makura no soshi Notes de chevet

Kokin wakashu, le premier recueils de poĂšmes waka crĂ©Ă© Ă  l’Ă©poque Heian et les haĂŻku (poĂšmes court de 5, 7 et 5 syllabes) cĂ©lĂšbrent la nature en utilisant des mots de saisons kigo. On a recensĂ© plus de 5 000 kigo dans les recueils de thĂšmes saisonniers sajiki qu’emploient les auteurs. Il y a tant de grands poĂštes, mais celui qui a donnĂ© les titres de noblesse au haĂŻku est le moine Matsuo BashĂŽ (1644-1694).

Dans le haïku japonais, le code veut qu’il y ait toujours le mot-saison. Du haïku, la notation amoureuse garde le kigo, cette mince allusion à la pluie, au soir, à la lumiùre, à tout ce qui baigne, diffuse. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux

– Comment atteindre le zen ?
– Écoutez le bruit des gouttes de pluie qui tombent.
Les Japonais semblent s’ĂȘtre abstenus de toute spĂ©culation mĂ©taphysique sur le rapport homme-nature pour privilĂ©gier l’expĂ©rience plus que l’abstraction : leur langue est d’ailleurs plus riche Ă  rendre l’émotion que le constat.
Philippe Pons, Japon

ART

Les nuances et les motifs de chaque saison se retrouvent sur la vaisselle, les rouleaux peints, les dĂ©tails architecturaux et les tissus, ainsi que les menus. On y inclut Ă©galement des teintes liĂ©es Ă  la saison, le bleu lumineux du ciel, le gris foncĂ© d’un temps de pluie, le gris pĂąle du brouillard ou le blanc glacĂ© d’un jour d’hiver. Ryokan, Ă©ditions Könemann

L’art japonais s’est tournĂ© vers la nature. Il a appris Ă  ressentir les mĂ©thodes, les modifications les plus subtiles de la nature au fil des saisons et Ă  les exprimer. La beautĂ© de l’objet demeure obscure Ă  l’entendement  qui cherche Ă  l’analyser. Le beau se rĂ©vĂšle dans le sentiment qui allie cƓur et chose. Kaii Higashiyama, peintre (1908-1999)

L’expression kachofugetsu (fleurs, oiseaux, vent, lune) qui fait rĂ©fĂ©rence Ă  la beautĂ© de la nature du Japon, est le signe d’un esprit raffinĂ© amoureux de celle-ci.

La peinture shiki-e sur paravent, de style yamato-e de l’époque Heian, et le tsukinami-e qui reprĂ©sente les 12 mois de l’annĂ©e par des Ă©vĂ©nements et des paysages, sont devenus des thĂšmes prĂ©dominants.

Kinbyo no matsu no
furusa yo
fuyu-gomori
Sur le paravent doré
le pin millĂ©naire –
Solitude hivernale de ce maĂźtre

DĂšs l’Ă©poque Heian (794-1185), le paysage avait envahi la peinture religieuse. Par la suite, et jusqu’Ă  l’Ăšre Edo (1603-1868), la nature dominĂąt avec ses formes et ses modĂšles indĂ©pendamment des thĂšmes religieux.

Suzushisa o e ni
utsushi keri
Saga no take
La fraĂźcheur
reflétée dans la peinture
de bambous de Saga

Les peintres les plus connus en Occident sont Sesshu (1420-1506) prĂȘtre-zen et grand maĂźtre du lavis monochrome pour ses peintures de paysages, de fleurs et d’oiseaux, Hiroshige (1797-1858) pour 53 stations du Tokaido et les Vues d’Edo. Hokusai (1760-1849) pour ses grades cascades et vues du mont Fuji…

L’expression des saisons dans la peinture yamato-e a aussi influencĂ© l’artisanat : laque maki-e, cĂ©ramique tĂŽgei...

shiki-e : peinture de saison
yamato-e : A l’Ă©poque Heian, les peintures de saisons sont l’une des catĂ©gories principales de la peinture de style japonais, Elles sont reprĂ©sentĂ©es sur paravent ou sur paroi coulissante. SuccĂšde au Karae (ce terme dĂ©signe la peinture de style chinois, par opposition Ă  la peinture de style japonais yamato-e. Cette derniĂšre supplante le karae Ă  partir du milieu de l’Ă©poque de Heian) source www.dictionnaire-japonais.com
tsukinami-e : littĂ©ralement, «images de mois en sĂ©quence», illustre les activitĂ©s et festivals typiques qui ont lieu tout au long de l’annĂ©e.
maki-e  : littĂ©ralement: « peinture parsemĂ©e », ou « image saupoudrĂ©e », est une forme de l’art du laque pratiquĂ© au Japon. La surface laquĂ©e est parsemĂ©e de poudre d’or ou d’argent, Ă  l’aide d’un makizutsu ou d’un pinceau kebo. La technique a Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e principalement Ă  l’Ă©poque de Heian (794–1185) et s’est Ă©panouie Ă  l’Ă©poque d’Edo (1603–1868). Les objets maki-e ont Ă©tĂ© initialement conçus comme articles d’intĂ©rieur pour les nobles de la cour. Ils gagnĂšrent rapidement en popularitĂ© et furent adoptĂ©s par les familles royales et les chefs militaires comme un symbole du pouvoir.

VIE QUOTIDIENNE

La relation et l’harmonie avec la nature est l’une des caractĂ©ristique de la vie quotidienne et de l’esthĂ©tique traditionnelle du Japon.

  • Architecture et paysagisme

Les Japonais font le maximum pour amener la nature dans leurs maisons et dans les villes grñce aux plantes en pot hachiue, jardins, temples et sanctuaires.


L’adoration de la nature qui caractĂ©rise les croyances animistes du shintĂŽ, l’anticonsumĂ©risme et le parfum rustique du bouddhisme ascĂ©tique, jusqu’aux austĂšres valeurs rurales du nĂ©o-confucianisme, ont contribuĂ© Ă  la diffusion de valeurs sans rapport avec celles de l’urbanisme. Alan Mcfarlane, Enigmatique Japon

  • VĂȘtement

Durant la pĂ©riode Heian (794-1185) on pratiquait le koromogae changement de vĂȘtements en fonction de la saison. Une femme devait savoir choisir les vĂȘtements et en composer les couleurs. L’habillement consistait en l’art de la superposition juni-hitoe : un lourd vĂȘtement de dessus et une douzaine de jupons de soie de diffĂ©rentes couleurs destinĂ©s Ă  produire un ensemble original et sĂ©duisant…pesant environ 20 kg.

Encore aujourd’hui, les kimonos comportent des motifs reprĂ©sentant les fleurs de saison et leurs couleurs (couleur cerisier sakura iro, couleur pĂȘche momo iro, couleur corĂȘte (jaune d’or) yamabuki iro, couleur raisin budĂŽ iro…).

  • Saisons et marketing

Pour attirer les visiteurs, des temples et sanctuaires se sont spécialisés dans la floraison hanadera ou hana no tera ou autres phénomÚne naturels.

Les marchands, de leur cĂŽtĂ©, accompagnent les gens dans l’attente exaltĂ©e d’une saison en commercialisant  des produits qui font allusion Ă  celle-ci : emballage, arĂŽmes,  formes, noms…

momiji gĂąteau en forme de feuille d’Ă©rable

  • Art de la table

Les ouvrages en cĂ©ramique tĂŽgei, considĂ©rĂ©s comme le sommet de l’énergie crĂ©atrice artistique, ont les couleurs qui s’harmonisent avec celles de la nature et des saisons.

Pour Rosanjin KitaĂŽji (1883-1959), l’inventeur de la gastronomie bishoku, chaque rĂ©cipient relatif Ă  la cĂ©rĂ©monie du thĂ© ou Ă  la dĂ©gustation de mets dĂ©licats, est pensĂ© dans sa forme, sa texture et son dĂ©cor, au grĂ© des principes esthĂ©tiques d’harmonie avec la nature environnante et entre les convives pour un partage simultanĂ© de la beautĂ© et de l’élĂ©gante simplicitĂ©. exposition L’Art de Rosanjin MusĂ©e Guimet Lyon

Bol aux motifs de fleurs de cerisier et feuilles rouges d’érable. The National Museum of Modern Art, Tokyo. © Yoneda Tasaburo

  • Washoku, la cuisine japonaise au patrimoine culturel de l’humanitĂ©

Le washoku, inscrit Ă  l’UNESCO depuis fin 2013, est un moyen d’expression de l’esprit japonais de respect envers la nature et une coutume traditionnelle qui transcende les gĂ©nĂ©rations.
Le changement des saisons est marquĂ© par les fruits et les lĂ©gumes de saison, par des mets spĂ©ciaux…
Je dédierai des articles à part au washoku et à la gastronomie japonaise bishoku.

 

6/2021

LOUANGE DES OMBRES

°°°


[…] Toutes les ombres connues sont en quelques sorte colorĂ©es, jamais noires ou presque noires. Elles sont Ă  l’Ă©vidence de nature lumineuse. […] Il est un fait que les ombres sont des couleurs tout aussi Ă©videntes que des fragments de lumiĂšre. John Ruskin (1819-1900) Ă©crivain, poĂšte, peintre et critique d’art britannique.

OMBREs > MESURE DU TEMPS

Avant tout, l’ombre permet de mesurer le temps et avoir des points de repĂšre dans la journĂ©e. Les moines et les voyageurs ont apportĂ© de Chine le gnomon, le plus ancien instrument d’astronomie formĂ© d’une tige verticale projetant l’ombre du soleil ou de la lune sur un Ă©cran horizontal et permettant ainsi de mesurer leur hauteur au-dessus de l’horizon. GrĂące aux ombres mesurĂ©es par celui-ci, les savants ont observĂ© le retour des solstices.

 

OMBREs & ARCHITECTURE TRADITIONNELLE
L’architecture des maisons traditionnelles extĂ©rieur/intĂ©rieur est mise en valeur par les jeux d’ombres et de lumiĂšre. L’esthĂ©tique lumineuse du Japon ancien, fondĂ©e sur la patine ou l’obscure, s’oppose aux valeurs occidentales du flambant neuf et de l’Ă©clairage artificiel.

 

–EXTÉRIEUR

  • Architecture

La maison traditionnelle japonaise nihon kenchiku est réputée pour sa simplicité et sa sobriété. Les murs blancs contrastent avec le toit noir qui à son tour contraste avec le ciel.

Les jeux d’ombres et de lumiĂšre constituent un Ă©lĂ©ment marquant et subtil Ă  la fois de l’architecture nippone. D’une part, les toits en saillie projettent de grandes ombres mais, d’autres part, leurs tuiles vernissĂ©es leur permettent de rĂ©flĂ©chir Ă  la lumiĂšre. GrĂące Ă  cet artifice artistique soulignĂ© par la nature environnante, on obtient une impression d’apesanteur ; la duretĂ© des formes en est brisĂ©e. Au crĂ©puscule et de nuit, des lanternes de papier de riz illuminent les puissantes murailles, crĂ©ant un contraste supplĂ©mentaire et une impression de mouvement. Ryokan, Editions Könemann

  • Jardin

Le jardin japonais ne peut pas ĂȘtre traitĂ© comme une entitĂ© indĂ©pendante de l’architecture. C’est Ă  lui seul que revient le rĂŽle d’apporter la touche de couleur nĂ©cessaire aux bĂątisses ; un jardin d’ombres et de lumiĂšre, oĂč la verdure et les fleurs jouent avec la clartĂ© du jour… exceptĂ© le jardin sec karesansui, jardin zen composĂ© de pierres, de sable, de rochers ou de mousse.

Quel pays de verdures et d’ombre, ce Japon, quel Eden Inattendu ! Japon de Erwin Fieger

Le jour sur les fleurs
décline et sombre déjà
l’ombre des cĂšdres
Basho

–INTÉRIEUR

L’ombre que j’Ă©voque ici se rapporte Ă  la pĂ©nombre, au clair-obscure, au petit jour, Ă  la demi-lumiĂšre…

Le livre culte Ă  lire nĂ©cessairement lorsqu’on est passionnĂ© du Japon, c’est Éloge de l’ombre In.ei rai.san de Jun.ichiro Tanizaki (1886-1965), un grand esthĂšte dont j’ai extrait des passages.

Alex Kerr, Ă©crivain, collectionneur d’art, calligraphe et restaurateur de demeures anciennes japonaises, le cite dans son livre Le Japon perdu :

L’auteur y dĂ©veloppe la thĂ©orie que l’art traditionnel du Japon est nĂ© de l’obscuritĂ© dans laquelle vivait sa population. Ainsi, les Ă©crans dorĂ©s, qui paraissent clinquants dans un intĂ©rieur contemporain, furent conçus pour capter les derniers fragiles rayons de lumiĂšre se frayant un chemin dans la pĂ©nombre d’une maison japonaise.[…] C’est la pressions constante de cette obscuritĂ© qui a poussĂ© les Japonais Ă  crĂ©er des villes de nĂ©ons et de lumiĂšres fluorescentes.

Les piĂšces des maisons traditionnelles sont maintenues pratiquement vides shitsurai.
C’est lĂ  que nos ancĂȘtres se sont montrĂ©s gĂ©niaux : Ă  l’univers d’ombre dĂ©limitant un espace rigoureusement vide, ils ont su confĂ©rer une qualitĂ© esthĂ©tique.

Leur dĂ©coration rĂ©pond Ă  une spĂ©cificitĂ© nippone, Ă  savoir la poĂ©tique de l’Ă©lĂ©gance discrĂšte wabi, de la patine sabi, qui sont des concepts venus de l’esthĂ©tique dĂ©finie par les grands maĂźtres de cĂ©rĂ©monie de thĂ© du XVIe siĂšcle. Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise, Ă©ditions CNRS.

Les surfaces intĂ©rieures sont modulables au moyen de parois coulissantes de diffĂ©rents degrĂ©s d’opacitĂ©s (fusuma, shoji, sudare) qui rendent l’intĂ©rieur sensible Ă  la lumiĂšre. Dans l’ombre, les couleurs neutres des murs et les matiĂšres – le bois, la paille des tatami, le papier de riz des shoji, la laque, la cĂ©ramique, les objets dorĂ©s – gĂ©nĂšrent des ambiance feutrĂ©es.

La beautĂ© d’une piĂšce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degrĂ© d’opacitĂ© de l’ombre, se passe de tout accessoire.[…]

Dans l’article du 11.02.2021 MON PREMIER CONTACT AVEC LE JAPON TRADITIONNEL, je vous ai dĂ©crit l’intĂ©rieur d’une chambre dans un temple bouddhiste shukubo avec un toit dĂ©bordant au dessus de la terrasse engawa ce qui produit une ombre remplie d’effets esthĂ©tiques. De surcroĂźt, les panneaux de papier blancs coulissants shoji une fois fermĂ©s, remplissent la piĂšce d’une lumiĂšre tamisĂ©e et le jardin est perçu que par l’imaginaire.

Je crois que le beau n’est pas une substance en soi, mais rien qu’un dessin d’ombres, qu’en jeu de clair-obscure… En fait nous oublions ce qui nous est visible. Nous tenons pour existant ce qui ne se voit point.

L’ombre et la lumiĂšre se confondent, la clartĂ© est estompĂ©e ce qui nous fait perdre la notion du temps.

[…] la nuance la plus exquise est la pale lumiĂšre du shoji dans le coin destinĂ© Ă  la l’Ă©tude ; un bref instant passĂ© Ă  la contempler suffit Ă  me faire oublier le temps qui passe.

fusuma : portes de papier coulissantes servant Ă  diviser l’intĂ©rieur ouvert d’une maison pour crĂ©er des piĂšces et couloirs, couvertes de plusieurs Ă©paisseurs de papier solide
shoji : portes coulissantes en papier translucide sur un cadre de bois
sudare : stores de bambou
tatami : natte de sol tressĂ©e, sert d’unitĂ© de surface intĂ©rieure
engawa : un espace intermĂ©diaire, d’un entre-deux autour duquel s’articulent et se superposent un dedans et un dehors.

DĂšs que le soleil s’incline sur les crĂȘtes, je m’assieds tranquillement dans le soir. Pendant que j’attends la lune, je tiens compagnie aux ombres, puis, ayant allumĂ© la lampe, avec l’ombre de mon ombre, je dispute du bien et du mal. extrait L’Ermitage de l’irrĂ©elle demeure, Matsuo BashĂŽ (1644-1694)
OMBREs & ESTAMPES
L’ombre dans la peinture est employĂ©e pour Ă©laborer le volume, modeler les sujets, crĂ©er du relief, animer le motif, rendre compte des effets de la lumiĂšre.

A l’Ă©poque Edo (1603-1868) surgit un mouvement artistiques comprenant la peinture populaire et les estampes gravĂ©es sur bois, dĂ©nommĂ© ukiyo-e image du monde flottant

Dans les estampes, on compare la beautĂ© des femmes Ă  celle des fleurs de cerisiers, aux feuilles d’Ă©rables et autres merveilles de la nature. Les peintres qui ont rendu hommage Ă  des beautĂ©s cĂ©lĂšbres du quartier des plaisirs du Yoshiwara furent Utamaro, Eishi, Kiyonaga, Harunobu, etc…

Suzuki Harunobu (vers 1725-1770) fut le premier et le seul qui a peint l’ombre gĂ©nĂ©rĂ©e par la lumiĂšre solaire, tĂ©moignant ainsi de l’indication du temps.

© Domaine public, Suzuki Harunobu, jeune fille inclinant sa tĂȘte vers son ombre vers 1760
Les ombres chinoises, ou silhouettes aperçues derriĂšre un Ă©cran, ont vu le jour grĂące Ă  Isoda Koryusai (1735-1790) qui a marquĂ© son temps en juxtaposant deux espaces dehors/dedans, visible/suggĂ©rĂ© crĂ©ant ainsi un effet cinĂ©matographique (image non libre de droit). Par la suites, d’autres artistes ont suivi la tendance :
© Domaine public, Suzuki Harunobu Bijin sur une véranda . Estampe nishiki-e
Nishiki-e, aussi appelĂ© Edo-e du nom de la pĂ©riode, consiste en l’impression d’estampes ukiyo-e utilisant de 5 Ă  10 couleurs (et autant de blocs d’impression), technique crĂ©Ă©e en 1765 par Harunobu Suzuki.
© Domaine public, Eizan, Geisha jouant une partie de Pierre-feuille-ciseaux kitsune-ken
Pleine lune sur les tatamis, Ombres des branches de pin Kikaku, série Cent Aspects de la Lune, Tsukioka Yoshitoshi ©Domaine public
Dans l’ombre des arbres
Mon ombre bouge
La lune d’hiver.

Shiki

5/2021

– ELOGE DU PRINTEMPS  I  SAKURA NO HANA  I  HANAMI –

°°°

Dans la culture nippone, les fleurs de cerisier suggĂšrent les connotations « claires » du printemps (la renaissance de la nature, la jeunesse, la force, la joie)  ou « sombres » (l’éphĂ©mĂšre, l’impermanence de la vie, la mort, les samouraĂŻs)…

Nous allons comprendre pourquoi ce symbole national occupe une place majeure sur le plan esthétique, religieux, paysager et culturel.

Hisakata no
Hidari nodokeki
Haru no hi ni
Shizu kokoro naku
Hana no chiruramu

Sous le soleil
Dont les doux rayons font un jour
De printemps si doux
Pourquoi d’un cƓur inapaisĂ©
Ces fleurs vont-elles tombant

Matsuo BashĂŽ (1644-1694)

La fleur de cerisier sakura no hana, symbole du Japon

La fleur de cerisier sakura no hana fait partie des symboles du pays. Elle est glorifiĂ©e et admirĂ©e car pour l’ñme et le sens esthĂ©tique des Japonais, elle reprĂ©sente la perfection. Elle est depuis toujours une source d’inspiration de milliers de poĂšmes waka (31 syllabes) et haĂŻku (17 syllabes) et le symbole de l’impermanence des choses prĂŽnĂ©e par la religion bouddhiste. C’est pourquoi, elle a Ă©tĂ© adoptĂ©e comme emblĂšme par les samouraĂŻ dont la vie Ă©tait tout aussi Ă©phĂ©mĂšre que leur floraison.

© Domaine public, Utagawa Kuniyoshi

Nous ne vivons que pour l’instant oĂč nous admirons la splendeur du clair de lune, de la neige, des cerisiers en fleurs et des feuilles multicolores de l’érable. Nous jouissons du jour, de l’ivresse du vin, sans nous laisser dĂ©griser par l’indigence qui nous regarde dans les yeux. EmportĂ©s par ce courant, telles les citrouilles dans les eaux d’un fleuve, nous ne laissons Ă  aucun moment le dĂ©couragement s’emparer de nous. C’est ce qu’on appelle le temps qui coule, le monde qui passe.

Extrait Asai Ryoi Contes du monde éphémÚre des plaisirs

Un monde de douleur et de peine
Alors mĂȘme que les cerisiers
sont en fleur
Issa (1763-1828)

L’esthĂ©tique du cerisier & shinto

Hanami regarder les fleurs est Ă  la base un rite de purification et d’accueil des divinitĂ©s shinto, religion polythĂ©iste indigĂšne. On accueil le kami, esprit de la nature qui descend de la montagne, vers le satoyama vallĂ©e cultivĂ©e pour devenir divinitĂ© des riziĂšres et de la fertilitĂ©.

© Domaine public, Amaterasu

La divinitĂ© shinto Kono-hana-no-Sakya-Hime reprĂ©sente l’esprit des fleurs des cerisiers et le kami protecteur du Mont Fuji.

La voici, vĂȘtue d’un kimono de cĂ©rĂ©monie traditionnel portĂ© par les dames de la cour Ă  l’Ă©poque Heian (794-1185) dĂ©nommĂ© junihitoe, composĂ© d’un lourd vĂȘtement de dessus kosode et une douzaine de jupons de soie de diffĂ©rentes couleurs destinĂ©s Ă  produire un ensemble original et sĂ©duisant, pesant environ 20 kg.

Hanami Ă©tait un passe-temps des aristocrates Ă  la cour Heian qui s’est popularisĂ© Ă  partir de l’époque Edo (1603-1868).

La brise de printemps`
ne laisse pas les fleurs de cerisier
Ă  ce monde flottant
elle les disperse
et ne cesse de les regretter
SaigyÎ (1188-1190), Vers le Vide, II Fleurs dispersées

Regarder les fleurs hanami c’est par excellence regarder les fleurs de cerisiers. Ici, non seulement concurrent toutes les dimensions de la vie sociale, mais s’entre-composent nature et culture : de la poĂ©sie Ă  l’arboriculture, les paysages du cerisier ont en effet aussi bien modelĂ© la sensibilitĂ© des japonais qu’engendrĂ© les vĂ©ritĂ©s d’essences qui pouvaient les satisfaire. Augustin Berque, Le sauvage et l’artifice Les japonais devant la nature

Il y a plus de 300 variĂ©tĂ©s de fleurs qui se divisent en deux groupes : yamazakura (yama montagne) et satozakura (sato villages). Au printemps, tous les moyens de communication, dont Kishocho l’agence de la mĂ©tĂ©orologie nationale, annoncent chaque jour l’avancĂ©e du front des fleurs hana-zanzen qui remonte du sud de l’archipel.

© Domaine public
L’esthĂ©tique paysagĂšre keikan bigaku

La nature est indissociable de la culture. DĂšs l’époque Heian(794-1185), l’esthĂ©tique paysagĂšre s’est Ă©tendue aux jardins avec les pruniers ume et les cerisiers sakura.

Haru mo yaya
keshiki totonou
tsukuba to ume
Lentement le printemps
parfait son ambiance –
Lune et fleurs de pruniers

Matsuo BashĂŽ (1644-1694)

L’un des patrimoine Unesco, est la montagne sacrĂ©e de Yoshino au sud de Nara. Site important du point de vue historique (lieu d’exil d’un groupe qui a luttĂ© contre le shogun* pour rĂ©tablir l’empereur au XIVe), littĂ©raire (Yoshitsune Senbon Zakura piĂšce cĂ©lĂšbre de kabuki**) et religieux (lieu de la secte Yamabushi, du culte shugendƍ).

Le moine En no Gyoja, aussi appelĂ© En no Ozuno (634-707), fondateur de la secte shugendƍ et premiĂšre personne qui a effectuĂ© l’ascension du Mont Fuji, a gravĂ© sur le tronc d’un cerisier la vision du Bouddha. Depuis on a plantĂ© en offrandes, des cerisiers sauvages de montagne yamazakura arrivant ce jour Ă  plus de 30 000.

© Domaine Public, Yoshino

Aussi loin que porte le regard, on n’y voit que des cerisiers en fleurs, hormis ce qui, cachĂ©, reste invisible.

Sakari ja hana ni sokoro
uki-boshi numeri-
zuma
Pleine floraison des cerisiers –
Les bonzes deviennent des fĂȘtards
et les femmes mariées séduisantes
Une fois qu’Edo devient la capitale (l’actuelle Tokyo), le shogun Tokugawa Iemitsu (1604-1651) a construit des temples et transplantĂ© des cerisiers de Yoshino sur le site d’Ueno, formĂ© d’une colline et d’un Ă©tang censĂ©s Ă©voquer le lac Biwa dominĂ© par le Mont Hiei, prĂšs de Kyoto. L’objectif de cette greffe de meisho**** est de crĂ©er des liens symboliques entre des lieux historiques des anciennes capitales impĂ©riales et Edo, ville sans passĂ© glorieux. Le shogunat espĂ©rait ainsi enraciner sa lĂ©gitimitĂ© et renforcer sa souverainetĂ©. Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise, Editions CNRS
Cerisiers des monts
le vent a blessé leurs branches
il s’en va dĂ©jĂ 
s’emparant de toutes les fleurs
comme s’il en Ă©tait le maĂźtre
SaigyÎ (1188-1190), Vers le Vide, II Fleurs dispersées
shogun* : chef militaire
kabuki** : théùtre japonais avec des costumes stylisés et un jeu codifie joué que par des hommes
yamabushi*** : « ceux qui se prosternent dans les montagnes » ascÚtes montagnards et guerriers
shugendo**** : tradition spirituelle liĂ© Ă  l’ascĂ©tisme en montagne dont le but est le dĂ©veloppement d’expĂ©riences de pouvoirs spirituels gen par la pratique dƍ vertueuse de l’ascĂšse shu. Religion syncrĂ©tique incorporant des aspects du taoĂŻsme, du shinto, du bouddhisme Ă©sotĂ©rique et du shamanisme japonais traditionnel.
meisho***** : lieu touristique célÚbre
HANAMI Célébration collective et individuelle

Au printemps, lors de la fĂȘte de hanami (hana fleur, mi regarder, observer) ou sakurami (sakura cerisier mi regarder, observer) les Japonais se rĂ©unissent dĂ©bordants de joie sous le poudroiement de pĂ©tales de pruniers ume et de cerisiers sakura, assis sur des bĂąches bleues buru shito, pour pique-niquer, chanter et boire du hanami-zake sake Ă  regarder les fleurs.

Haru-kaze ni fukidashi
sarah hana
mogana
Toutes ces fleurs Ă©closes
dans le vent printanier,
Ă©clats de rire
Hanami coĂŻncide avec la rentrĂ©e le 1er avril pour les Ă©coles et les universitĂ©s, le monde des affaires et des entreprises avec l’embauche des nouveaux recrus. C’est Ă  la fois une cĂ©lĂ©bration collective et individuelle car il permet l’insertion de l’individu dans un cadre social et culturel auquel il participe.

Hanami se dĂ©roule selon une dramaturgie sociale dans laquelle chacun est spectateur. Contemplateur… d’un paysage idĂ©alisĂ© par le spectaculaire dĂ©cor des floraisons mise en scĂšne dans l’espace public, et la nuit, intensifiĂ© par des Ă©clairages ; … et acteur d’un scĂ©nario comportant un prologue, kaika (l’Ă©closion des fleurs) ; un acte central, hana-zakari, mankai (la pleine floraison) ; et un Ă©pilogue, hana fubuki (les pĂ©tales emportĂ©s par le vent, tombent comme la neige), ou bien hana-ikada (les pĂ©tales flottent sur l’eau). Vocabulaire de la spatialitĂ© japonaise, Editions CNRS

Autant le hanami que la météo capricieuse de printemps haru ont enrichi le vocabulaire « de saison » :

  • hanagumori : temps gris de fleurs, brume printaniĂšre
  • hanabie : temps froid au printemps, gelĂ©e printaniĂšre
Fleur de cerisier sakura NO HANAet gastronomie shokubunka

Les fleurs de cerisiers annoncent la venue du printemps et constituent de ce fait l’un des points culminants du calendrier gastronomique, non seulement en tant que produit de la terre mais aussi comme ornement ou motif.Ryokan, Ă©dition Könemann

Le thé est parsemé de fleurs de cerisiers, les gùteaux wagashi (gùteau mou, cuit ou sec) et sakura-mochi prennent toute les nuances de rose et les formes de pétales.

En 1979, la fĂ©dĂ©ration des confiseurs japonais lance une campagne de promotion pour les gĂąteaux japonais avec la formule « les wagashi font partie de la culture japonaise », wagashi ha nihon no bunkaă€Œć’Œè“ć­ăŻæ—„æœŹăźæ–‡ćŒ–, et instituent le 16 juin comme jour des gĂąteaux traditionnels japonais. source

Bien Ă©videmment, la vaisselle et toute la dĂ©coration s’harmonisent avec la floraison des cerisiers. La cĂ©ramique tougei, les bols en laque nimonowanornĂ©s de fleurs de cerisiers sont des objets de grande valeur.

Yotsu-goki no
sorowanu
hanami-gokoro kana  
Admirer les fleurs
sans le service Ă  vaisselle…
Ă  ma convenance

Geisha et la danse des fleurs de cerisiers miyako-odori

A Kyoto, quartier de Gion, durant le mois d’avril de chaque annĂ©e, 32 geishas* donnent 5 fois par jour un spectacle miyako-odori la danse des fleurs de cerisiers. J’ai eu la chance de pouvoir y assister lors de mon 1er voyage en 2012 et prendre des photos en cachette malgrĂ© l’interdiction. Sont restĂ©s gravĂ©s dans ma mĂ©moire, les filles pleines de grĂące vĂȘtues de kimonos somptueux, la musique, les danses, les dĂ©cors….

Le kimono de printemps représente les fleurs de cerisier avec des couleurs roses sakura iro.

geisha*: personne des arts, amuseuse ou compagnie professionnelle

© Domaine public

Yuki haru ya
tori naki uo no
me wa namida   

S’en va le printemps, ah –
chants d’oiseaux, le poisson
larme Ă  l’oeuil

Matsuo BashĂŽ (1644-1694)

 

4/2021

Ă  mes Amies : Miyoko, Keiko, Junko et Naoko

encens  I  art olfactif

°°°

La premiĂšre fois que j’ai dĂ©couvert l’encens j’étais une petite fille mais les effluves poudrĂ©es et dĂ©licates flottent encore dans mes souvenirs. Depuis lors, je ne peux plus m’en passer !

La Roumanie importait l’encens de « notre camarade » Chinois.
En 2018, à Paris, le Musée Cernuschi lui a consacré une belle exposition  :

 

Parfums de Chine, la culture de l’encens au temps des empereurs
Podcast France Culture, La Fabrique de l’Histoire

RĂ©sumer l’art de l’encens au Japon en quelques lignes est impossible, tellement son Ă©volution au long des siĂšcle est riche (culte, rituels, traditions, symboles, jeux
)

Au Japon, l’apprentissage de tout art et une Voie : c’est-Ă -dire une sagesse inscrite dans une humble pratique. Les arts traditionnels, sous l’emprise du bouddhisme et plus prĂ©cisĂ©ment du zen, se sont toujours refusĂ©s Ă  l’explication, car les mots semblent les priver de leur force et de leur mystĂšre. Le geste est d’abord une expĂ©rience. Et sous sa lente rĂ©pĂ©tition dans l’espace et le temps, les objets de la cĂ©rĂ©monie deviennent les figurent apparentes d’un souffle harmonieux et serein. La voie de l’encens Louise Boudonnat et Harumi Kushizaki Editions Picquier

D’aprùs Chantal Jaquet dans son livre Philosophie du Kîdî, il y a trois sortes d’utilisation de l’encens :
Sonaeko, encens offert Ă  Bouddha. Le kanji renvoie Ă  l’idĂ©e d’offrande. KĂ»kĂŽ, l’encens d’accueil et d’hospitalitĂ©. Le kanji renvoie Ă  l’idĂ©e de vide. GankĂŽ, l’encens utilisĂ© par plaisir.

  • L’encens culte bouddhiste

Dans mon blog 6Ăšme voyage, je parle de l’üle Awajishima connue pour ses forĂȘts d’arbres odorants destinĂ©s Ă  la production de l’encens.

On raconte qu’en 595, des pĂȘcheurs d’Awaji ont brĂ»lĂ© un morceau d’un bois sombre rejetĂ© par la mer. Il a dĂ©gagĂ© une senteur si Ă©blouissante qu’ils ont dĂ©cidĂ© de l’offrir Ă  la maison impĂ©riale. Le prince ShĂŽtoku qui a reçu l’offrande a aussitĂŽt reconnu le bois d’encens, parfum consacrĂ© aux cĂ©rĂ©monies bouddhiques.

Le bouddhisme est parti d’Inde en prenant la route de la soie pour s’installer d’abord dans le Nord de la Chine, puis en CorĂ©e avant d’arriver au Japon au VIe siĂšcle. Il a emportĂ© dans ses valises de l’encens, la nourriture du Bouddha.

© Domaine public

Le prince ShĂŽtoku a rĂ©pandu la doctrine bouddhiste avec ferveur mais il Ă©tait pour le syncrĂ©tisme* qu’il comparait Ă  un arbre :
shinto / racines, confucianisme / tronc et bouddhisme /fleurs
*fusion de croyance et de pratiques disparates en un systÚme unifié

Au Japon, shintĂŽ, confucianisme, bouddhisme et voire mĂȘme le christianisme, vivent en complĂšte harmonie.

Dans le KĂŽdĂŽ, la salle dĂ©diĂ©e aux sermons ou aux rĂ©unions dans les temples et monastĂšres bouddhiques, les bĂątonnets d’encens utilisĂ©s en tant que lien avec les divinitĂ©s et fumĂ©es purificatrices mesurent 30 cm. Par contre, pour la mĂ©ditation zazen ils ont + 70 cm et se consument au bout de 8h.

A la maison, la plupart des Japonais ont un autel funĂ©raire butsudan avec l’effigie d’un bouddha et les tablettes funĂ©raires oĂč reposent les noms posthumes des ancĂȘtres et chaque matin, depuis des siĂšcles, ils brĂ»lent l’encens pour rester en contact avec les dĂ©funts.

  • L’encens rite

Au XIVe et XVe siĂšcle, se dĂ©veloppe l’importation des bois aromatiques provenant de Chine. Des jeux avec des fragrances de bois aromatiques voient le jour :

– takimonoawase qui compare les qualitĂ©s des mĂ©langes odorants et le savoir-faire de leurs auteurs
– koawase ou meiko-awase lorsqu’on utilise des meiko bois cĂ©lĂšbres dotĂ©s d’un nom, concours complexe de fragrances et d’hommes qui s’ordonnent et se distinguent sous la haute autoritĂ© d’un maĂźtre

Il s’agit non seulement de juger des qualitĂ©s et dĂ©fauts des encens prĂ©sentĂ©s, mais Ă©galement de l’adĂ©quation des appellations qu’on leur attribue en fonction de leur couleur, de leur forme, de leur provenance, ainsi que des rĂ©fĂ©rences poĂ©tiques et littĂ©raires auxquelles ils renvoient. Dictionnaire de la civilisation japonaise Editions Hazan

Grand seigneur, Sasaki Doyo aimait les poĂ©sies, les cerisiers en fleurs, mais plus farouchement encore les bois odorants. Il possĂ©dait une collection de 177 sortes d’encens prestigieux ou meiko. Il passait pour avoir un nez infaillible et pouvait donner le nom poĂ©tique de chacun des bois rares qu’il respirait : Nuages lĂ©gers, Fleurs du Vieux Prunier, Brume sur le Fugi
La voie de l’encens Louise Boudonnat et Harumi Kushizaki Editions Picquier

Mais l’art d’apprĂ©cier les senteurs d’encens et de savoir distinguer leur provenance a Ă©tĂ© codifiĂ© par le poĂšte Sanjonishi Sanetaka puis son disciple Shino Munenobu.

Deux Ă©coles existent encore de nos jours qui se diffĂ©rencient par les rĂšgles, la gestuelle, le matĂ©riel, le mode d’emploi, dĂ©nomination des ustensiles,…et enfin, la maniĂšre de consigner les rĂ©sultats sur la feuille de relevĂ© kokiroku :

– Oie (Oie-RyĂ») descendants de Sanjonishi Sanetaka utilise kai « l’Ă©criture d’herbe » fluide avec des fines ondulations
– Shino (Shino-RyĂ») descendants de Shino Munenobu emploie la calligraphie zen shodo

Le 8Ăšme shĂŽgun Ashikaga Yoshimasa (rĂšgne 1443-1473) a Ă©galement jouĂ© un grand rĂŽle dans le dĂ©veloppement du rite de l’encens. Grand protecteur des beaux-arts (dont le thĂ©Ăątre NĂŽ), des jardins paysagers et de la cĂ©rĂ©monie du thĂ© chanoyu), il a Ă©rigĂ© le Ginkakuji Le Pavillon d’Argent en 1482, Ă  l’époque villa dĂ©nommĂ©e Higashiyama-dono, le « Palais des montagnes de l’Est » oĂč il se retira aprĂšs avoir abdiquĂ©. AprĂšs sa mort, il a Ă©tĂ© transformĂ© en temple par JishĂŽji, l’école bouddhique zen Rinzai. Pour plus de dĂ©tails, je vous invite Ă  lire mon blog 1er voyage

Le fait de brĂ»ler de l’encens dĂ©veloppe un odorat raffinĂ© : on lui attribue Ă©galement le mĂ©rite d’affiner l’esprit Ă  l’instar de la cĂ©rĂ©monie du thĂ© chanoyou ou de l’arrangement floral, ikebana, rĂ©putĂ©s pour favoriser l’Ă©quilibre spirituel et physique. Ryokan Editions Könemann

Les jeux raffinĂ©s ont donnĂ© naissance Ă  la voie de l’encens KĂŽdĂŽ.
La cérémonie est trÚs élaborée et porte différents noms :

– itchĂ»giki ou kanshoko si on utilise une seule essence de bois
– kumikĂŽ « la combinaison des encens ». La forme la plus ancienne est juthukĂŽ « les dix Ă©coutes » car dans la voie de l’encens sentir se dit Ă©couter !

C’est durant la pĂ©riode Edo (1603-1868) qu’on a crĂ©Ă© plus de mille formes de jeux inspirĂ©s de la littĂ©rature classique et de la poĂ©sie de l’époque d’or de Heian (794-1185).

© Domaine public

Le Parfum de Shirakawa : inspiré par un waka écrit par NÎ-in HÎshi moine bouddhiste lors de son voyage
Le Parfum des Trois Paysages : Matsushima, Amanohashidate (2Ăšme voyage 2013) et Itukushima.
Le Parfum des Étoiles RĂ©unies : la lĂ©gende du Bouvier et de la Tisserande qui se rencontrent chaque annĂ©e le soir du 7 juillet.
Le Parfum de Genji : GenjikÎ, créé en 1716, un canevas composé de 54 chapitres du Dit de Genji de Murasaki Shikibu
Les rĂšgles du jeu sont strictes. DĂ©jĂ , la tempĂ©rature du feu dans le brĂ»le-parfum doit ĂȘtre bien rĂ©glĂ©e afin d’obtenir la meilleure fragrance et les participants ne doivent exhaler aucune odeur


 

  • L’encens plaisir

Un moine chinois Ganjin a divulguĂ© en 754 le secret de fabrication des parfums Ă  brĂ»ler. Ainsi, prend vie le nerikĂŽ (petites boules parfumĂ©es constituĂ©es d’un mĂ©lange de poudre de bois aromatiques, Ă©pices, plantes odorantes, musc, chair de prune, miel, charbon) et la compĂ©tition takimono-awase le gagnant Ă©tant celui qui prĂ©sente un mĂ©lange de haute qualitĂ©.

DĂšs l’époque Heian (794-1185), l’ñge d’or du faste et du raffinement, le moindre espace ou objet Ă©tait soumis aux lois du parfum. La sensibilitĂ© esthĂ©tique avait plus de valeur que la vertu. Le code du beau avait atteint le summum de l’élĂ©gance mais aussi de la sophistication.

L’encens Ă©tait utilisĂ© pour parfumer l’habitation soradaki.
On accrochait aussi des boules de soie parfumĂ©es kusudama, Ă  la maniĂšre de pots-pourris composĂ© de fleurs et d’herbes pour chasser les mauvais esprits.

 

© Niponica 16

Les soieries Ă©taient parfumĂ©es ikĂŽ, le Parfum de la Robe Ă©tait surnommĂ© aussi Parfum du Corps. Les vĂȘtements, les corps et les chevelures Ă©taient embaumĂ©s par les fumĂ©es d’encens. On utilisait aussi des sachets fragrants de soie nioi-bukuro que femmes et hommes portaient Ă  mĂȘme la poitrine. Encore aujourd’hui, on offre un nioi-bukuro Ă  une personne en choisissant le parfum qui s’associe le mieux au caractĂšre qu’on lui prĂȘte. Ces petits sachets crĂ©ent de prĂ©cieux moments esthĂ©tiques tandis que l’on se met Ă  l’écoute de leur arĂŽme. On dĂ©couvre avec eux le sens esthĂ©tique unique des Japonais, pour qui le parfum est une forme de communication.Nipponica n°16

Les dames à la cours consommaient aussi des pastilles aux vertus « extraordinaires » :
Trois jours durant, la Dame consomme treize pastilles son haleine devient fleur. Cinq jours se passent, et son corps exhale dĂ©licieusement. Au dixiĂšme jour, ses manteaux ne sont que suaves effluves. Le vingtiĂšme jour, la brise qui la suit est un ample bouquet. Au vingt-cinquiĂšme jour, de l’eau tombĂ©e de ses mains, la terre s’est changĂ©e en parfum. Un mois s’est Ă©coulĂ©e l’enfant qu’elle berce contre son sein garde toute la douceur de ses fragrances. La voie de l’encens Louise Boudonnat et Harumi Kushizaki Editions Picquier

Sans oublier, l’art de la sĂ©duction dont je parle dans mon blog 1er voyage : les lettres. Parfums et couleurs n’étaient pas choisis au hasard. Un code Ă©tait Ă  respecter : papier rose perle Ă  la floraison des cerisiers, papier parme durant la floraison des glycines
 et Ă  chaque missive on nouait une branche ou une fleur de saison. L’étiquette amoureuse voulait que l’amant, peu aprĂšs son dĂ©part matinal envoie Ă  la dame de ses pensĂ©es une lettre et un poĂšme pour confirmer ses sentiments et sa culture littĂ©raire. Le code exigeait que la dame fasse Ă©cho avec un poĂšme waka. Un savoir-faire et savoir-vivre d’un raffinement extrĂȘme !

Et enfin, le plaisir nous mĂšne forcĂ©ment Ă  l’Ă©poque Edo (1603-1868) et ukiyo « le monde flottant », terme bouddhique qui exprime les souffrances liĂ©es Ă  la vie profane, Ă  ne pas confondre donc avec le renversement sĂ©mantique ukiyo et ukiyo-e  « image du monde flottant » qui invite au divertissement et Ă  la jouissance.

Vivre uniquement dans l’instant prĂ©sent, se livrer tout entier Ă  la contemplation de la lune, de la neige de la fleur de cerisier et de la feuille d’Ă©rable, chanter, boire du sakĂ©, ressentir du plaisir rien qu’Ă  ondoyer, ne pas se laisser abattre par la pauvretĂ© et ne pas la laisser transparaĂźtre sur son visage, mais dĂ©river comme une calebasse sur la riviĂšre, c’est ce qui s’appelle ukiyo. poĂšte Assai RiyĂŽi prĂ©face de Contes du monde flottant Ukiyo monogatari

Dans le Japon du XVIIe siĂšcle, le « monde flottant », ou ukiyo, est tout Ă  la fois le monde des divertissements, du thĂ©Ăątre de kabuki et des maisons de thĂ©, des acteurs et des courtisanes, univers « aux marges » d’une sociĂ©tĂ© urbaine et prospĂšre. Le monde flottant de l’ukiyĂŽ-e, la pĂ©rennitĂ© de l’éphĂ©mĂšre de Danielle Elisseeff

Dans le Monde Flottant, l’encens a deux rĂŽles : arme de sĂ©duction et horloge pour mesurer le temps.

Le bois d’encens le plus prĂ©cieux, de par sa raretĂ© et son prix, se nommait Kyara. Son nom est devenu synonyme de beau, distinguĂ© et luxueux (vĂȘtements Ă©lĂ©gants, femme avec des sentiments nobles, huile de kyara pour les cheveux..)

Les courtisanes et les femmes de joies fixaient leurs tarifs en fonction du nombre de bùtonnets utilisés. Un bùtonnet classique de 15 cm se consomme en 30 mn.

 

  • Les ustensiles de la cĂ©rĂ©monie de l’encens :

kĂŽgo : boĂźte pour la matiĂšre odorante
hitori : le brule parfum
kĂŽbasi : les baguettes

Le maĂźtre laqueur KoĂ€mi Nagashige, attachĂ©s au service des shogouns, a fini au bout de 3 ans le nĂ©cessaire Ă  encens hatsune le plus somptueux qui existe pour le mariage de Chiyo, la fille de Tokugawa Iemitsu. Il a utilisĂ© la technique nashiji  « fond Ă  peau de poire » qui donne une lĂ©gĂšre impression de rugositĂ©, en mariant l’or, l’argent, le corail, l’écriture, dessins de pins et rochers, et le mon du shogoun, 3 feuille de mauve (trĂ©sor national conservĂ© au MusĂ©e Tokugawa Ă  Nagoya).

Le nom de son chef-d’Ɠuvre Premier Chant du Rossignol a Ă©tĂ© empruntĂ© au titre du 23Ăšme chapitre du Dit de Genji de Murasaki Shikibu

© Tokugawa Art Museum

Mois et années ont passé
Ă  celle qui cueille le premier pin du Nouvel An
aujourd’hui
que se fasse entendre le premier chant du rossignol.

 

 

 

  • Premiers ouvrages d’initiation Ă  l’art du kĂŽ

La voie de l’Encens, le jardin de l’orchidĂ©e par le poĂšte Kikuoka
La voie de l’Encens, le prunier d’une humble demeure par Maki

Nonchalamment
Je brĂ»le l’encens
Soir de printemps

Naozari ni
KĂŽ taku haru no
Yube kana

Buson (1716 -1783)

3/2021

  sons   I  odeurs

°°°

Quand on voyage on devrait fermer les yeux

Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur

Blaise Cendrars extrait de Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France

°°°

Il est facile de reconnaĂźtre le Japon les yeux fermĂ©s grĂące aux sons et aux odeurs, indicatifs qui font la singularité d’un lieu, d’un milieu, d’une culture.

Les sons

Dans les villes, on est vite Ă©tourdi par un mĂ©lange assourdissant de sons : radio, tĂ©lĂ©, musique, annonces, avertissements, rappels, sonneries, sirĂšnes, des vendeurs qui crient Ă  voix nue ou dans un haut-parleur,… D’aprĂšs une Ă©tude OMS,  le Japon serait la nation la plus bruyante du monde, pas Ă©tonnant !

Les seuls signaux sonores que je trouve amusants sont les feux pour les piĂ©tons : kako, le chant du coucou, pour les carrefours est-ouest et pico, un chant d’un autre oiseau, pour les carrefours nord-sud. Puis, les bandes sonores aux toilettes femmes car il est impoli de se faire entendre… les dĂ©cibels varient en fonction du bruit que l’on fait, Mesdames !

Autrement, je chĂ©rie les sons de la nature : le chant des oiseaux au printemps, surtout Uguisu la bouscarle chanteuse, le chant des cigales en Ă©tĂ©, les grondements d’une cascade, le rugissement d’une riviĂšre, le bruit du vent dans les arbres….

Les Japonais ont inventĂ© la pratique du Shinrin yoku « forĂȘt bain », qui signifie se baigner dans la forĂȘt ou s’imprĂ©gner de la forĂȘt Ă  l’aide de ses sens. Ils ont mĂȘme crĂ©Ă© des onomatopĂ©es pour traduire les sons de la nature :

shito shito : le son d’une pluie fine
zaza zaza : le son d’une pluie forte
kasa kasa : le solde léger des feuilles craquant sous les pieds
gasagasa : le bruissement prononcĂ© des branches ployant sous l’action du vent
hyu hyu : le son du vent qui souffle
goro goro : le roulement du tonnerre
saku saku : le craquement des pas dans la neige

extrait Shinrin Yoku L’art et la science du bain de forĂȘt Dr Qing Li Ă©ditons First

Le son hyu hyu dans une mini leçon animĂ©e de japonais… craquante !

Les odeurs

L’odorat est liĂ© Ă  nos Ă©motions et nos souvenirs, autant que le sens gustatif qui nous ramĂšne « à la madeleine » de Proust.

Koyasan a Ă©tĂ© ma premiĂšre expĂ©rience avec le Japon traditionnel. En dehors du concentrĂ© de beautĂ© qui m’entourait et les sons de la nature, j’ai Ă©tĂ© frappĂ©e par ses odeurs. MĂȘme ma chambre dĂ©gageait un mĂ©lange de fragrances naturelles (bois, paille des tatamis, graines de riz de l’oreiller, papier des shoji, encens…).

Le village est entourĂ© de forĂȘts de conifĂšres fort aromatiques : cyprĂšs hinoki, cĂšdres sugi(noki) et pins koyamaki*. Comme toute forĂȘt, leurs parfums et celui de la terre, ont un effet direct sur l’esprit et le corps, un pouvoir de guĂ©rison. Et, contrairement au goĂ»t qui disparaĂźt rapidement, les essences des arbres gĂ©nĂšrent un effet qui dure.

Matsu sugi o
homete ya
kaze no kaoru oto
Est-ce pour admirer pins et cyprĂšs?
La brise parfumée
souffle bruyamment
  Matsu-kaze no
ochiba ka mizu no
oto suzushi     
  Vent dans les pins –
Des aiguilles de pin tombant sur l’eau
le son agréable
Matsuo BashĂŽ (1644-1694)

La nuit, il avait neigĂ© lĂ©gĂšrement. Le lendemain, les odeurs de la terre et des pierres tombales du sanctuaire Okunoin se sont mĂȘlĂ©es Ă  celles des conifĂšres. En cas de pluie ou de neige, l’eau libĂšre les huiles stockĂ©es dans les pierres et leurs parfums emplissent l’air.

Cette odeur a elle aussi un nom. Les scientifiques parlent de « petrichor » des termes grecs petra (pierre) et ichor, qui fait rĂ©fĂ©rence Ă  l’essence qui circule dans les veines des dieux en lieu et place du sang. Petrichor signifie donc littĂ©ralement « l’essence de la pierre ». L’odeur de la vie ! extrait Shinrin Yoku L’art et la science du bain de forĂȘt Dr Qing Li Ă©ditons First

(*) Hinoki « cĂšdre blanc » et « arbre Ă  feu », cyprĂšs (Chamaecyparis obtusa) 30-40 m hauteur. ArĂŽme frais, citronnĂ© et une lĂ©gĂšre note fumĂ©e. Autrefois, on produisait du feu en frottant des baguettes de son bois dans les temples shintoĂŻstes. C’est un arbre sacrĂ© de Kiso (**) utilisĂ© pour la construction (maisons, temples, sanctuaires dont celui d’Ise), la menuiserie (rotenburo les bains en bois) et la sculpture. Il est tendre, ne se fendille et ne se dĂ©forme pas dans les climats humides, et il est rĂ©sistant aux insectes nuisible. Ses Ă©corces Ă©taient utilisĂ©es  pour constituer des bardeaux hiwadabuki et on extrait de ses feuilles une huile servant Ă  faire des parfums. Il en existe de nombreuses sortes de cĂšdres parfois appelĂ©es hiba (Thujospsis dolabrata).
Bienfaits de l’huile essentielle : calme l’anxiĂ©tĂ©, dĂ©tend, apaise les douleurs musculaires

Sugi(noki) cĂšdre rouge du Japon ou le pin japonais (Cryptomeria japonica). ArĂŽme boisĂ© et chaude de rĂ©sine. Huile est extraite du bois. Les coffres Ă  linge sont souvent en cĂšdre car sa haute teneur en huile du bois qui chassent les insectes. Les Égyptiens l’utilisaient pour se parfumer et pour l’embaument.
Bienfaits de l’huile essentielle : traite les problĂšmes respiratoires et musculaires, favorise la stabilitĂ© Ă©motionnelle.

Koyamaki (Sciadopythis verticillata) son nom vient du lieu de prĂ©sence autour du mont Koya. Ses longues aiguilles vert clair sont disposĂ©es en bouquet autour du rameau, ce qui fait son originalitĂ©. Il est utilisĂ© dans la construction des bateaux car rĂ©sistant Ă  l’humiditĂ©.
Bienfaits de l’huile essentielle : propriĂ©tĂ©s antibactĂ©riennes et antiseptiques, stimulante et tonifiante, calme l’anxiĂ©tĂ©, calme les douleurs musculaires et articulaires…

(**) Kiso : Pendant l’Ă©poque d’Edo, les samouraĂŻs au pouvoir protĂ©geaient les arbres qui poussaient dans la vallĂ©e de Kiso. Ils Ă©taient abattus que pour la construction des maison et temples des familles influentes. La rĂšgle d’une tĂȘte pour un arbre a Ă©tĂ© instituĂ©e ; cela signifiait, comme vous l’avez sans doute devinĂ©, que si vous abattiez un arbre, on vous coupĂąt la tĂȘte. Les cinq types d’arbres protĂ©gĂ©s ont Ă©tĂ© surnommĂ©s les Kiso Goshinboku ou cinq arbres sacrĂ©s de Kiso.

    • CyprĂšs hinoki (Chamaecyparis obtusa)
    • CyprĂšs sawara (Chamaecyparis pisifera)
    • Nezuko ou Thuya du Japon (Thuja standishii)
    • Asunaro ou Thujopsis (Thujospsis dolabrata)
    • Koyamaki ou pin parasol du Japon (Sciadopitys verticilatta)

extrait Shinrin Yoku L’art et la science du bain de forĂȘt Dr Qing Li Ă©ditons First

2/2021

Mon premier contact avec le Japon traditionnel

°°°

DĂšs mon premier voyage au Japon au printemps 2012, j’ai Ă©prouvĂ© un apaisement moral et sĂ©curitaire comme nulle part ailleurs. Je me sentais du Japon ! Avoir la conviction de retrouver une contrĂ©e au lieu de la dĂ©couvrir, ça restera un mystĂšre… sauf pour mon amie Keiko, persuadĂ©e que dans une autre vie j’ai Ă©tĂ© japonaise. Pour une fois, j’ai envie de croire Ă  la rĂ©incarnation prĂȘchĂ©e par la religion bouddhiste.

Les deux premiĂšres nuits, j’ai dormi Ă  Ekoin, un temple bouddhiste shukubo qui signifie littĂ©ralement « dormir chez les moines », dans le village Koyasan situĂ© Ă  environ 1000 m d’altitude sur le mont Koya, 2Ăšme montagne sacrĂ©e aprĂšs le mont Fuji. Ici, des moines de la secte bouddhiste Shingon « Vraie Parole », fondĂ©e par KÛKAI (KĂŽbo Daishi) au IXe, vivent dans des temples entourĂ©s de forĂȘts de cĂšdres, de cyprĂšs et de pins.

Tu me demandes pourquoi j’ai pĂ©nĂ©trĂ© les montagnes profondes et froides
M’offrant aux vertiges des pics raides et des rochers grimaçants
Pour ne parvenir que douloureusement en difficiles escalades Ă  l’endroit
Que hantent les dieux de la montagne et les esprits des bois.

Rester en la grande ville m’eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©risoire
Je dois partir, loin. Rester ici me serait impossible
LibĂšre-moi, car un jour je serai maĂźtre du vide
Un enfant de Shingon ici ne demeurera.
Kukai, poĂšme pour un aristocrate de Kyoto

Pourquoi Koyasan ? Lors d’une dĂ©dicace de Thierry Janssen, psychothĂ©rapeute et auteur belge, on a abordĂ© mon voyage et il m’a convaincue d’y faire une halte. Effectivement, c’est un endroit idĂ©al pour ĂȘtre en contact avec le Japon ancien, tout y est ! La nature d’une majestĂ© renversante, les maisons traditionnelles fascinantes et les cultes ancestraux. Mes cinq sens Ă©taient en alerte constante !

Ce fut un immense bonheur de vivre enfin l’expĂ©rience tant rĂȘvĂ©e : dormir dans une chambre traditionnelle washitsu ! Elle est restĂ©e imprĂ©gnĂ©e dans ma mĂ©moire.

Une premiĂšre porte coulissante donne sur une petite entrĂ©e avec un  placard pour les chaussures getabako. Puis, une deuxiĂšme porte fusuma (couverte cĂŽtĂ© intĂ©rieur d’un papier japonais peint reprĂ©sentant des KoĂŻ carpes sur fond dorĂ©) conduit Ă  la chambre de 8 tatamis (1 tatami = 90 cm x 180 cm) constituĂ©e d’Ă©lĂ©ments traditionnels :

  • kotatsu : petite table mobile chauffante, Ă©quipĂ©e d’un chauffage Ă©lectrique et recouverte d’une couverture qui permet de rĂ©chauffer les jambes Ă©tant donnĂ© qu’il n’y a pas de chauffage.*
  • tokonoma : alcĂŽve de bois, on y trouve un rouleau kakejiku (peinture ou calligraphie), des fleurs ou un autre Ă©lĂ©ment dĂ©coratif.
  • oshiire : placard avec fusuma oĂč on range la literie (futon, couette, oreiller remplit de riz)
  • tembukuro : petit espace de rangement au dernier niveau du placard oĂč on range les objets ou vĂȘtements hors saison.
  • shĂŽji : cadres tendus de papier blanc japonais dotĂ©es de croisillons en bois, ici, un rideau de shĂŽji devant la fenĂȘtre et quatre portes coulissantes et amovibles qui sĂ©parent la chambre de l’engawa.
  • engawa : la vĂ©randa, un plancher protĂ©gĂ© par une avancĂ©e du toit, la frontiĂšre entre le dedans et le dehors
Le bois reste encore l’Ă©lĂ©ment prĂ©dominant de l’architecture car le pays possĂšde des forĂȘts abondantes, il est ainsi Ă  la portĂ©e de main et moins cher que la pierre.

*Dans les trĂšs vieilles maisons il existe encore les irori (une trou carrĂ© mĂ©nagĂ© au centre de la piĂšce, on place le feu pour chauffer et cuisiner, le hibachi (petit brasero en cĂ©ramique). Horigotatsu est beaucoup plus rare mĂȘme s’il a des racines occidentales. Il Ă©tait une fois un professeur d’art britannique nommĂ© Bernard Leach qui vivait au Japon et il adorait le kotatsu mais Ă©tait trop grand pour vraiment l’utiliser confortablement. Il dĂ©cida de creuser assez profondĂ©ment pour qu’il soit possible de s’asseoir confortablement avec les jambes pendantes Ă  l’intĂ©rieur en dessous. Au centre, il y a aussi un trou lĂ©gĂšrement plus profond pour le radiateur Ă©lectrique moderne. Ce concept a pris son envol et s’est largement rĂ©pandu dans les restaurants japonais. De nombreux autochtones et Ă©trangers aiment ce style car il n’est pas nĂ©cessaire de s’asseoir en seiza (position assise correcte) en public.

La lumiĂšre, adoucie par les shĂŽji, et les teintes de la piĂšce (bois, blanc, ocre et couleur blĂ©), reposent les yeux et, avec l’espace dĂ©pouillĂ©, ils forment un havre de bien-ĂȘtre. Pourquoi possĂ©der des choses inutiles et encombrantes ?

La position assise a des effets directes sur la structuration de l’espace domestique. Elle implique une rĂ©duction des mouvements de l’individu. Les piĂšces d’habitation n’ont donc pas besoin d’ĂȘtre spacieuses, Si besoin est, en enlevant quelques cloisons coulissantes, on peut faire de deux petites piĂšces une grande. Le point de vue surbaissĂ©e qui dĂ©coule de cette position assise conditionne de nombreux Ă©lĂ©ments tels que l’agencement du jardin, la hauteur des plafonds, la position des fenĂȘtres, la position des Ɠuvres d’art sur les Ă©tagĂšres tana et dans les alcĂŽves tokonoma. Tous font l’objet de codes trĂšs prĂ©cis de mesures et de proportions. Dictionnaire de la civilisation japonaise Hazan

Les portes shĂŽji donnent sur la terrasse fermĂ©e engawa avec baies vitrĂ©es qui une fois ouvertes, on accĂšde Ă  un sublime jardin. L’intĂ©rieur et l’extĂ©rieur se superposent par consĂ©quent, le contact s’Ă©tablit spontanĂ©ment et complĂ©tement avec la nature. Une paire de geta attend avec impatience la promenade !

Les jardins japonais, par leurs rapports avec la religion, constituent un domaine complexe, ils ne peuvent pas ĂȘtre rĂ©duits Ă  une simple historie des formes et des compositions.

 

 

SĂ©journer dans un shukubo m’a permit aussi de dĂ©couvrir le quotidien des moines : assister aux rituels religieux (cĂ©rĂ©monie du feu Gomataki et Otsutome) dĂšs 6h30 du matin oĂč l’on chante des sutras accompagnĂ©s de taiko tambour japonais, m’initier Ă  la cuisine vĂ©gĂ©tarienne shĂŽjin ryĂŽri(2 repas par jour Ă  7h30 et Ă  17h) et Ă  la mĂ©ditation Ajikan.

Une retraite de spiritualité inoubliable !